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et passionnées, les deux lois présentées par M. Gladstone à quelques jours de distance devaient presque fatalement sembler la contradiction ou le démenti l’une de l’autre. Les Irlandais devaient avoir peine à comprendre que, après tant de mois de patience, le gouvernement se décidât à sévir contre la ligue agraire, au moment où, avec son landbill, M. Gladstone paraissait emprunter aux ligueurs une bonne partie de leur doctrine et de leur programme.

Les deux classes si diverses contre lesquelles lutte l’Angleterre en Irlande, les agitateurs de profession et les paysans au nom desquels combattent les politiciens, ont été presque également surexcitées par l’un des deux bills de M. Gladstone, sans être désarmées par l’autre.

Les agitateurs, habitués à une longue impunité, se sont d’autant plus irrités des tardives rigueurs du gouvernement, que ce dernier, en proposant le bill agraire, reconnaissait officiellement la justice d’une grande part de leurs revendications. On a beau leur dire que leur propagande est devenue inutile et dangereuse depuis que le gouvernement a pris lui-même en main la cause des tenanciers : les avocats volontaires du peuple ne veulent point se laisser oublier ; ils trouvent que le moment où la loi agraire est en discussion à Westminster est l’heure où la landleague doit faire entendre sa voix le plus haut. On a beau leur répéter que le gouvernement ne se laissera pas intimider et leur en donner chaque jour pour preuve de nouvelles arrestations ; les promoteurs du mouvement agraire répondent que, si leurs meetings n’avaient pas remué l’Irlande et ému l’Angleterre, jamais M. Gladstone n’aurait songé à présenter son bill, jamais le parlement n’aurait consenti à le voter. La nouvelle loi est un succès dont ils attribuent tout le mérite à leur turbulente campagne, et ils comptent sur les mêmes armes pour remporter de nouvelles victoires.

Quant au peuple, le vague bruit des lois agraires, encore en discussion, n’a fait, en pénétrant dans ses misérables cabanes, que l’encourager dans sa résistance aux propriétaires, aux intendans, aux juges et aux huissiers. Pour les paysans, le bill qui interdit au landlord d’élever arbitrairement la rente de la terre et d’expulser à son gré ses tenanciers est une incitation officielle à ne pas payer des fermages qui leur semblent exagérés, à ne pas se soumettre à un ordre d’expulsion qu’ils prétendent inique. Comment le tenant, dont le gouvernement parait ainsi justifier la désobéissance et la révolte, ne s’étonnerait-il pas d’entendre prononcer, ne se scandaliserait-il pas de voir exécuter tant d’évictions de tenanciers, alors que les ministres de la reine demandent au parlement d’enlever aux propriétaires le droit même d’éviction ?