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débauches de psychologie et de physiologie, bref tous les indices d’une culture raffinée et surmenée. Romantisme, réalisme, naturalisme, simples dérivés que la sophistication dénature. Ne fallait-il pas d’abord colorer la langue, lui faire reprendre du corps et de la saveur ? Cette prose en relief fermement sculptée, nettement ciselée, tout le monde remploie désormais, l’historien comme le romancier, le philosophe comme le critique, et nul ne songe à s’enquérir d’où lui vient cet instrument si merveilleusement renouvelé, ce clavier aux résonances les plus diverses.

Ah ! s’il ne s’était agi que de réformer la langue ! mais il y avait aussi le système, point vulnérable, il y avait un ordre nouveau à imposer, tout une poétique du monstre à l’état d’idéal. Le fameux thème du beau dans l’horrible et de l’horrible dans le beau produira toujours son effet quand les sorcières de Macbeth le célébreront en dansant en chœur autour de leur marmite, mais on ne bâtit pas là-dessus un corps de doctrine. Shakspeare, tant et trop invoqué, ne prend point ses Calibans si au sérieux et lorsqu’il nous les montre, c’est plutôt en manière de contrastes, d’arabesques, comme la cathédrale gothique nous montre ses dragons et ses gorgones. Si Hans d’Islande n’était dans l’œuvre de Victor Hugo qu’un roman isolé, on n’y prendrait pas garde, l’auteur avait vingt et un ans, et à cet âge la manie d’inventer du nouveau a fait commettre bien d’autres folies. Mais le malheur veut que Han d’Islande soit un type que le poète n’a depuis jamais cessé de reproduire dans Bug-Jargal, dans Notre-Dame de Paris, dans le Roi s’amuse, et Lucrèce Borgia, retournant, compliquant les motifs, amalgamant partout l’ange et le démon, logeant des âmes séraphiques dans la bosse de Polichinelle, — comme un collectionneur hollandais mettrait sous cloche ses plus rares oignons, — cherchant l’effet de terreur et presque toujours passant à côté. J’ai cité Macbeth tout à l’heure ; écoutez cette scène entre les deux époux complotant leur crime. Ce dialogue monosyllabique, ces voix étouffées s’entre-croisant dans les ténèbres, n’est-ce pas l’épouvante même ? D’où vient que jamais Victor Hugo ne frappe des coups pareils ? C’est que les génies primitifs ont seuls de ces intuitions. Shakspeare crée d’originale ; Victor Hugo, comme Nodier, enfant d’une période critique, obéit à des impulsions littéraires, et s’en va donner à l’homme du moyen âge telle disposition où l’a plongé lui-même la lecture d’une chronique. La nature ne lui livre pas ses secrets. Aujourd’hui, ces secrets-là sont devenus des procédés, mais à l’époque où Victor Hugo débuta, ni Hoffmann, ni Edgard Poe, ni Hawthorne n’avaient paru. Le nervosisme, mal du siècle, existait sans doute, on comptait même déjà ses deux victimes les plus illustres, Werther et René ; maison ignorait l’art de l’exploiter, et ce fut le secret des conteurs