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sur un champ souvent déjà insuffisant à une exploitation rationnelle. Pour mettre une barrière à ces inclinations, dernier héritage des vieux penchans de tribu des clans celles, on a proposé de fixer, comme en certaines parties de l’Allemagne, un minimum légal au-dessous duquel une exploitation rurale ne saurait descendre ni une succession être partagée. La tenure irlandaise se trouverait sous ce rapport assimilée au beklemregt de Hollande et à l’aforamento de Portugal ; mais, quand on pourrait législativement imposer aux Irlandais des précautions aussi contraires à leurs traditions, que deviendraient alors les familles exclues de la propriété et de la terre, dans un pays où, en dehors de l’Ulster, la terre est d’habitude le seul moyen d’existence ?

La question agraire, peut-on répondre, ne saurait être entièrement résolue par une loi agraire. Bien que la population spécifique de l’Irlande (soixante-deux ou soixante-trois habitans environ par kilomètre carré) soit fort inférieure à celle de l’Italie, de l’Allemagne, de la France même, les cinq ou six millions d’âmes réunies dans la verte Érin ne sauraient trouver dans la culture qu’une maigre pitance et une existence misérable. Peut-être, quoi qu’on en dise, le sol indigène pourrait-il encore assurer régulièrement l’entretien de ses habitans ; mais, pour leur donner le bien-être, il faudrait à l’agriculture d’autres méthodes, il lui faudrait surtout des capitaux, et les provocations de la landleague, les vexations imposées aux propriétaires, l’expulsion dont on menace les landlords, sont peu faites pour attirer les capitaux dans l’île et les incorporer au sol. Sur ce point, en effet, toute l’agitation irlandaise semble tourner contre l’Irlande ; une des choses qui lui manquent le plus, c’est le capital, et inconsciemment elle fait tout pour éloigner d’elle le grand instrument du progrès économique, si bien qu’un noble écrivain a pu l’accuser d’avoir la manie du suicide[1].

Une loi agraire ne saurait suffire pour ramener l’aisance dans les huttes enfumées des paysans d’Irlande ; en excitant l’appétit du paysan pour la terre, peut-être même encourage-t-elle l’un des instincts les plus fâcheux du peuple irlandais. Ce qu’il faudrait avant tout, ce serait ouvrir au travail national d’autres débouchés, ce serait appeler l’industrie au secours de l’agriculture. C’est ce que proclament nombre d’Irlandais et non moins d’Anglais, parmi les adversaires mêmes du nouveau bill, mais de tels vœux sont faciles à faire et malaisés à exécuter. Pour l’industrie plus encore que pour la grande culture, ce qui fait défaut à l’Irlande, c’est avant tout le capital. Les homerulers auraient bien un moyen de stimuler le développement industriel. Ils rappellent sans cesse qu’il y a

  1. Lord Sherbrooke (Nineteenth Century, novembre 1880).