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gratuite. Un des inconvéniens, en effet, de toutes les lois agraires, alors même qu’elles sont le plus justifiées, c’est de fomenter de nouvelles prétentions dans le peuple, d’alimenter les convoitises, de faire espérer plus encore qu’elles ne donnent. Si favorable qu’il semble au tenancier, le bill actuel ne saurait réaliser tous les rêves entretenus par la landleague, et ce serait sans doute être plus confiant que les promoteurs mêmes de la loi que d’en attendre la fin de toutes les illusions et la cessations absolue de toute agitation agraire.

Quelle que soit l’efficacité pratique des procédés recommandés par M. Gladstone, la transformation du tenancier en propriétaire est la lointaine perspective qu’ouvre le bill à l’Irlande. Sur ce point, le gouvernement est d’accord avec la landleague, d’accord avec la plupart des écrivains politiques des trois royaumes. Pour presque tous, en effet, le but est le même ; les avis ne différent que sur le chemin à suivre, non pas que tous ceux qui souhaitent en Irlande la création d’une classe de paysans propriétaires soient fort admirateurs de ce mode de tenure en lui-même ; beaucoup, au contraire, tout en en désirant l’introduction en Irlande, la regretteraient en Angleterre ; beaucoup font profession de soutenir que la terre et la richesse publique ont plus à gagner à la grande propriété. À leurs yeux, la concentration des terres aux mains de riches capitalistes est un phénomène naturel dont il y a moins à s’inquiéter qu’à se féliciter, et il faut la situation particulière de l’Irlande, il faut les traditions, l’indigence et les préventions des Irlandais pour que, chez eux, le gouvernement cherche à diviser le sol et à maintenir le morcellement des cultures. « Qu’ils deviennent, le plus vite possible propriétaires, puisqu’ils en ont la manie, qu’ils n’aient plus de landlords à massacrer et à accuser de leur misère, me disait à ce propos un de ces sceptiques avocats de la thèse à la mode ; mais qu’en devenant maîtres du sol, ils ne se flattent pas d’échapper à la pauvreté. Pour cela, l’Irlande est trop petite, et les futurs propriétaires trop nombreux. »

C’est là, en effet, un des côtés les plus sombres du problème. Bien qu’elle ait notablement diminué depuis l’exode du milieu du siècle, la population agricole de l’Irlande est à l’étroit sur un sol restreint. La propriété seule ne saurait lui conférer le bien-être. Transformés en freeholders, le laboureur ou le simple tenancier auront peine à vivre avec leur famille sur leur champ. Un des maux de l’agriculture irlandaise, aujourd’hui même, c’est le fractionnement excessif des cultures, et cet émiettement des champs ne saurait qu’augmenter avec la disposition persistante des familles rurales à essaimer autour de la demeure natale, avec l’habitude d’établir les cabanes des enfans dans le voisinage de celle du père,