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Irlandais n’a pas craint de prédire que le principal bénéfice du bill ne serait pas pour le tenant, mais pour les gens de loi.

Les complications soulevées par l’application du bill sont telles que, parmi les propriétaires d’Irlande, plusieurs eussent préféré voir le gouvernement recourir à des mesures en apparence plus radicales et plus spoliatrices, se rallier par exemple au système préconisé par M. Parnell et la landleague. On connaît les procédés, de pacification recommandés par la ligue agraire ; ce n’était rien moins que l’expropriation en masse des landlords au profit des tenanciers, sauf à donner aux premiers une indemnité dont le gouvernement eût fait l’avance et que les fermiers, devenus free holders ou libres propriétaires, eussent remboursée au gouvernement par annuités échelonnées sur une période de trente ou quarante ans. Un pareil système eût eu l’avantage de trancher la question en faisant disparaître l’une des deux classes qui se disputent la terre.

L’opération conseillée par M. Parnell avait à l’étranger un modèle signalé et glorifié par les chefs de la landleague, je veux parler des lois agraires de l’empereur Alexandre II, en Russie, lors de l’émancipation, et en Pologne, à la suite de l’insurrection de 1863[1]. Par malheur pour M. Parnell et ses amis, le gouvernement britannique avait, en dehors de sa répugnance peur des mesures aussi radicales, plusieurs raisons de ne pas imiter le défunt tsar russe. Si, à l’inverse de ce qui se passe en Irlande, le gouvernement avait rencontré ses principaux adversaires dans l’aristocratie territoriale de l’île, peut-être se fût-il décidé à copier la Russie en Pologne, à tenter l’expropriation partielle ou totale des landlords ; mais l’Angleterre semble au contraire, politiquement intéressée à maintenir en Irlande l’influence de la seule classe qui lui soit généralement dévouée. Il y avait contre le système d’expropriation une raison d’un autre genre mais non moins grave, c’était la crainte que l’Angleterre ne fût un jour obligée d’appliquée chez. elle les procédés d’expropriation inaugurés en Irlande. Enfin, contre le système de M. Parnell se dressait un autre argument et non le moins puissant pour un financier comme M. Gladstone et pour un peuple pratique et matter of fact comme le peuple anglais. L’expropriation des landlords pour cause d’utilité publique eût fatalement engagé les finances de l’état. On a beau dire que l’état n’eût fait aux tenanciers qu’une avance qui lui eût été remboursée par annuités, le recouvrement de ces avances, de la part de paysans souvent appauvris et mécontens, eût en Irlande plus encore qu’en Russie, présenté de singulières difficultés. L’état eût peu gagné en popularité à prendre la place des landlords pour se faire le

  1. Voyez à ce sujet le Ier volume de l’Empire des tsars et les Russes, Hachette, 1881.