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abus qu’elle peut entraîner, il faut qu’on n’ait pas d’autres moyens d’éviter les abus du passé.

Comment, disent les adversaires du bill, déterminer d’avance pour une période de quinze années la rente annuelle que devra payer le tenancier ? Quelle sera la base de cette fair rent en dehors de la loi naturelle de l’offre et de la demande ? Comment satisfaire l’une des deux parties sans léser l’autre ? et n’est-ce pas un procédé périlleux et suranné que de faire fixer par l’état le prix et la valeur du sol, que de lui faire taxer la terre, alors que, dans les pays les plus civilisés, on renonce à laisser taxer le pain et la viande ? Ce que le bill supprime ainsi d’un trait de plume, c’est la liberté des transactions, la liberté des contrats, c’est-à-dire le principe de la liberté économique qui a fait la force et la prospérité de l’Angleterre. Cette considération est celle qui a valu au bill le plus d’opposition, c’est elle surtout qui, parmi les amis mêmes de M. Gladstone, a produit certaines défections et qui, à la veille du combat, a entraîné, jusqu’au sein du cabinet, la désertion d’un ministre, le duc d’Argyll[1].

À cette objection, dont la gravité ne saurait être méconnue, que répondent les promoteurs ou les défenseurs de la loi agraire ? Ils répliquent en arguant de la nécessité qui ne laisse pas le choix des procédés, mais au lieu de s’en tenir à ce suprême argument, ils font remarquer, non sans quelque raison, qu’au fond l’atteinte portée par le nouveau bill à la liberté des transactions est moins réelle qu’apparente. La liberté des contrats ! s’écrient les avocats du peuple irlandais, elle n’a guère jamais été en Irlande qu’une fiction juridique ou un mensonge légal ; inscrite dans la loi, elle n’existe point dans la pratique, elle ne ferait que couvrir l’arbitraire du landlord et les exactions de ses agens vis-à-vis de paysans, contraints par la misère de se résigner à toutes les conditions qui leur sont imposées pour la jouissance de la terre, leur unique gagne-pain. Dans son impuissance à résister à la pression du maître, le paysan souscrit malgré lui à toutes les exigences, peu préoccupé de faire banqueroute à ses engagemens, en cas de mauvaise récolte et d’impossibilité. « En fait, me disait ce printemps à Dublin un Irlandais, sous ce prétendu régime de la liberté des contrats, la plupart des tenanciers étaient tombés à l’état de serfs ou d’esclaves, et le despotisme du landlord en Irlande, comme l’absolutisme du tsar en Russie, n’était tempéré que par l’assassinat. »

Quelque exagérées que pussent souvent sembler de telles vues, car en Irlande aussi on cite de généreux et bienfaisans propriétaires,

  1. Le duc d’Argyll a motivé son opposition au bill dans un article du Nineteenth Century (mai 1881).