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l’Irlande avec ses propres lois et son propre esprit, comme une partie intégrante du peuple britannique, au lieu de l’administrer autoritairement à la façon d’une colonie asiatique, de l’Inde ou de Ceylan[1].

En dehors de la reconnaissance des prétentions indigènes, il ne peut y avoir en effet, en Irlande, que guerre, crimes, confusion, lois répressives et dictature. C’est ce qu’a compris le vieil homme d’état aujourd’hui placé à la tête du gouvernement anglais. Pour refréner les attentats des paysans et les périlleuses excitations de la landleague, le cabinet anglais a, un peu tard par malheur, fait voter le bill de coercition ; mais, en gouvernement pour lequel le titre de libéral n’est pas seulement une séduisante enseigne, il n’a point mis toute sa confiance dans les mesures de répression. Non content de s’en prendre aux manifestations extérieures du mal, il a voulu s’attaquer aux causes mêmes de l’agitation irlandaise. En même temps qu’il faisait arrêter M. Dillon et les plus violens provocateurs des troubles agraires, le cabinet anglais a cherché à faire disparaître les griefs signalés par M. Dillon et la landleague. A l’inverse de leurs prédécesseurs, M. Gladstone, M. Bright, M. Forster n’ont pas cru que tout fût terminé avec la force ou que la violence et les crimes qui les accompagnent eussent enlevé tout fondement aux plaintes et aux revendications des Irlandais. Ils ont compris que l’appel incessant des paysans de Connaught ou de Munster à l’incendie et à l’assassinat, que le boycottage et la terreur rurale ne sauraient prendre fin qu’au jour où cesserait le vieux conflit entre la loi et la conscience populaire, entre le droit juridique officiel et la coutume traditionnelle, et ce conflit, ils ont décidé d’y mettre un terme en abandonnant le point de vue exclusif des landlords, pour faire du gouvernement un arbitre entre les deux parties. Après être resté durant des siècles sourd aux revendications des villageois de l’Irlande, le parlement de Westminster a été invité à reconnaître officiellement le tenant-right irlandais et à en assurer pratiquement le libre exercice. Telle est la raison et tel est le but du bill agraire de M. Gladstone ; si les plaies séculaires de la vieille île catholique sont déjà trop envenimées pour être guéries par un pareil traitement, on n’en saurait rejeter la faute sur les promoteurs du bill.


II

Pour entrer dans cette voie de conciliation, M. Gladstone n’avait pas attendu la récente épidémie de crimes agraires qui, depuis la

  1. Tel est par exemple le résumé des vues de l’historien d’Henry VIII, M. Froude, dans son ouvrage en trois volâmes, the English in Ireland ; le même écrivain a répété la même opinion dans le Nineteenth Century, octobre 1880.