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prolongé dans son intégrité plus longtemps qu’ailleurs, en Irlande, où l’abrogation des anciennes coutumes a été opérée brusquement à diverses reprises par un maître détesté, le plus souvent au profit d’usurpateurs d’une autre race ou d’une autre religion, le peuple des campagnes a eu plus de peine à admettre cette révolution légale. Il ne s’est jamais résigné à la perte de ses droits à chaque occasion, il a prétendu les faire revivre par tous les moyens en son pouvoir. En fait, l’Angleterre, qui s’y est employée au moins depuis Jacques Ier, n’a jamais réussi à faire oublier aux Irlandais les anciennes coutumes et à installer pleinement, au-delà du canal de Saint-George, les usages britanniques[1]. Toutes les lois et confiscations du monde, l’expulsion officielle de la masse des Irlandais au-delà du Shannon dans les tourbières de Connaught, n’empêchèrent pas le plus grand nombre des tenanciers indigènes de rester sur leurs terres ou d’y revenir et, même après Cromwell, de maintenir pratiquement dans l’Ulster une partie au moins de leurs anciens privilèges sous le nom de tenant-right.

Aujourd’hui comme au XVIIe siècle, le tenancier irlandais se regarde comme le premier et légitime détenteur du sol ; il prétend tenir son droit d’occupation non du consentement d’un landlord, mais de la tradition et de la coutume. A ses yeux, le landlord, alors même qu’il serait le légitime seigneur de la terre, ne peut réclamer qu’une rente équitable et ne saurait bannir ses tenanciers des champs qu’ils cultivent. Ce droit que s’ attribuent les paysans irlandais sur la terre, la plupart ne peuvent guère aujourd’hui le revendiquer à titre personnel héréditaire, comme un legs direct de leurs ancêtres, mais peu importe. Ils ont beau avoir été souvent transportés d’un domaine ou d’un comté à un autre, ils ne s’en regardent pas moins comme investis d’un droit imprescriptible appartenant à la tribu dont ils sont les représentans, ou au peuple irlandais même.

Ce tenant-right, non reconnu par la loi anglaise et accepté seulement par les propriétaires de l’Ulster, les tenanciers irlandais ont employé pour le maintenir toutes les armes en leur pouvoir. C’est pour sa défense qu’après avoir essayé de l’insurrection et de la guerre ouverte, ils se sont habitués à recourir aux embûches, aux guet-apens, au meurtre, à la guerre privée. Ne pouvant compter, pour la protection de ce qu’il regardait comme son droit sur les tribunaux et la justice régulière, le tenancier s’est appris à se faire justice à lui-même avec son fusil. Il s’est confédéré avec ses pareils, il a formé avec eux de vastes affiliations clandestines et de

  1. Sur l’ancienne tenure celte en Irlande et les mesures prises par le gouvernement anglais pour la transformer, nous pouvons citer une étude fort curieuse et concluante de M. Secbohm, intitulée the Historical Claims of Tenant right (Nineteenth Century, January, 1881).