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l’éther. Son mari était le général Cubières, qui fut mêlé au procès Teste et Pellaprat. Ce livre, qui fut jugé digne d’un prix Montyon, me bouleversa. Je le lisais pendant la nuit, et plus d’une fois les larmes qui me suffoquaient interrompirent ma lecture. La donnée en est simple : un jeune homme n’obéissant qu’au sentiment du devoir refrène et parvient à dissimuler un amour qu’il sait partagé, mais que sa délicatesse ne lui permet pas de laisser soupçonner. De là naît une lutte de passions dont le héros est la victime. Je compris mal le roman et je n’y vis que l’extase d’un, amour platonique exaspéré jusqu’au martyre. Les femmes m’apparurent comme des anges immaculés dont la pureté ne devait pas même être souillée par l’expression d’un désir profane. J’étais hors d’état de juger ce que le style a d’imparfait, d’apprécier les défauts d’une composition où les digressions sur l’enseignement, sur l’esprit de caste, sur la vertu se mêlent tant bien que mal à un récit que la forme épistolaire rend nécessairement monotone ; mais l’exagération, la fausseté même des sentimens m’emporta dans des régions où ma petite cervelle n’avait jamais pénétré, et je conçus cette idée singulière que la souffrance supportée stoïquement et entretenue par l’esprit de sacrifice est la plus grande jouissance que l’âme humaine puisse éprouver. Aimer, jusqu’à en mourir et ne jamais l’avouer me parut le comble de la félicité. Je viens de relire ce roman qui est en quelque sorte la contre-partie de la Nouvelle Héloïse ; j’ai eu de la peine à le découvrir, car il a dû prendre le chemin du fabricant de papier en passant par les quais ; certes, je n’ai point ressenti les émotions qui m’étouffaient jadis, mais l’impression a été vive et parfois poignante. Je ne suis plus un enfant ; dans quelques mois, la soixantième heure sonnera à l’horloge qui ne se dérange jamais ; les angles trop aigus de mes sentimens se sont émoussés comme s’émoussent les angles du caillou roulé par la vague ; tout glisse plus facilement qu’autrefois, et cependant, en relisant ce récit, où abondent les faiblesses, littéraires, je me suis senti plein de respect pour l’abnégation, pour ce dévoûment silencieux poussé parfois jusqu’à la torture, et, tout en comprenant, tout en sachant qu’une telle vertu, est en dehors et au-delà de l’humanité, j’ai admiré qu’un homme pût tant souffrir volontairement sans se plaindre. Si jamais livre a prêché l’amour de la vertu et le sacrifice de soi-même en dehors de toute passion religieuse, c’est celui-là. Au milieu des violences, des brutalités de conception dont la littérature d’imagination vivait alors, il étonne comme un chant de flûte au milieu d’un tintamarre de trompettes.

Rentré au collège, je racontai toutes les beautés que j’avais découvertes dans Emmeric de Mauroger, et je n’eus pas grand succès, car mon confident habituel, mon compagnon de