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Il m’est douloureux de penser que Manon, que Des Grieux, que Paul, que Virginie n’ont point été des êtres vivans. J’ai peine à admettre que la princesse de Clèves ne soit pas un personnage historique. J’ai cru fermement aux héros des romans que j’admirais ; j’ai cru à Bas-de-Cuir, à Robinson, à Ivanhoë ; j’ai cru à Vautrin, à Lucien de Rubempré, à Mme de Maufrigneuse. Suis-je bien certain de n’y plus croire ? « Tout assaiché que je suis, a dit Montaigne, et appesanti, je sens encore quelques tièdes restes de cette ardeur passée. » Lire ainsi, avec tant de passion, c’est lire sans critique, je n’y contredis pas, mais c’est lire avec bonheur ; mieux vaut sentir que raisonner.

Si les drames à coups de fusil que l’on jouait au cirque Olympique me causaient de l’émotion, on peut imaginer ce que j’éprouvai, pendant la soirée du 12 février 1835, en écoutant une des œuvres maîtresses de l’école romantique. On donnait la première représentation de Chatterton. Pour la première fois, j’entendais une langue exquise dont le nombre et la richesse me charmaient comme une symphonie. Pour la première fois aussi, j’assistais à un véritable drame, très savant sous sa forme simple et dont toutes les péripéties sont produites par le caractère même des personnages et non point par une série d’événemens arbitraires. Raconter la pièce serait superflu ; chacun la connaît. L’impression fut intense jusqu’à la douleur. Le rôle du quaker, celui de John Bell, étaient tenus par Joanny et par Guiaud. Ma mémoire n’a rien conservé d’eux que de confus et d’indistinct ; mais dussé-je vivre les dix mille éternités promises à Brahma, je n’oublierai jamais Mme Dorval et Geffroy, qui jouaient Kitty Bell et Chatterton. Il est possible que je sois abusé par le souvenir d’une émotion ineffaçable, mais ces deux acteurs me semblent avoir atteint dans cette pièce le plus haut degré de l’art théâtral. Geffroy n’était point ce qu’on appelle un artiste à effet ; il ne cherchait pas à en produire et faisait bien. Malgré une physionomie assez dure, ironique, dédaigneuse, il n’était point déplaisant ; il était alerte et adroit ; à le regarder se mouvoir en scène, on reconnaissait un homme familiarisé avec les bons exercices du corps, avec l’escrime, la paume et la natation. Il excellait à composer un rôle, et plus que nul autre il sut s’identifier au personnage qu’il avait à représenter. Pendant toute la durée d’une pièce, eût-elle cinq actes, fût-il constamment en action, il ne se démentait pas. Jamais on n’avait l’acteur sous les yeux, mais toujours le personnage, que ce fût Philippe II dans Don Juan d’Autriche, Marat dans Charlotte Corday, Richelieu dans Diane de Lys. Cela seul faisait de lui un artiste hors de pair, et il sembla se surpasser dans la création de Chatterton. De ce rôle difficile où la colère, l’amertume, le