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distinctement le bruit du canon ; j’espérais que la bataille allait se rapprocher de nous et que le collège tout entier disparaîtrait dans un cataclysme qui m’eût emporté avec lui. Dans ce cachot où j’étais seul et verrouillé comme un malfaiteur, je devais, sous peine d’y revenir le lendemain, employer ma journée à copier quinze cents ou dix-huit cents vers latins. Les chefs d’enseignement qui infligent à des enfans une punition si abrutissante ne se doutent pas qu’ils inspirent l’horreur des poèmes qu’ils ont mission de faire admirer. Un des grands lettrés de France, Gustave Flaubert, m’écrivait en mars 1846 : « J’ai lu hier, dans mon après-midi, presque tout un chant de l’Enéide. Dire que j’ai copié cela cent fois en pensum ! Quelle infamie ! quelle ignominie ! quelle misère ! J’ai craché dessus de dégoût autrefois, j’en ai eu des pâmoisons d’ennui, et c’est beau ! beau ! A chaque vers, j’étais étonné, ravi ; je m’en voulais ; je n’en revenais pas ! » Cette impression, je l’ai eue aussi, et j’ai été stupéfait de la joie que j’éprouvais à lire les chefs-d’œuvre que l’on m’avait appris à détester.

Le gardien, — le geôlier, — des arrêts était une sorte d’ours mal léché, qui se nommait Rouillon. J. Janin, qui l’avait bien connu, et pour cause, en a parlé jadis. Il était grand, il était lourd, il se dandinait en marchant, il avait la voix sourde et parlait un mauvais patois qui nous faisait rire. Lorsque à l’heure du dîner il nous apportait notre morceau de pain sec et notre écuellée de soupe, il nous disait invariablement : « En veux-tu  ? » Ce qui signifiait : « En veux-tu encore ? » Très grossier en outre et fort intéressé, il savait tirer parti de ses « détenus » et ne les ménageait guère. Les cabanons étaient ouverts au nord ; en hiver, on y souffrait du froid ; on avait beau monter sur le tabouret de façon à pouvoir appliquer ses mains sur la tôle à peine tiède du tuyau transversal, on avait les doigts raidis et l’on ne pouvait plus écrire. Alors on donnait des coups de pied dans la porte et l’on appelait Rouillon. Rouillon arrivait d’un pas pesant, regardait par le judas et entamait un dialogue, toujours le même : « — Pourquoi donc que tu tapes ? tu veux donc démolir le collège ? — J’ai froid ; laissez-moi aller me chauffer au poêlé. — Ah ! tu veux comme ça te chauffer à mon poêle ? As-tu deux sous ? — Oui. — Alors, viens ; dix minutes, pas plus, parce qu’il faut que tu fasses ton pensum. » Lorsque le malheureux enfant n’avait pas d’argent, Rouillon lui disait : « en bien ! tu peux souffler dans tes doigts. » Un jour d’hiver, au lendemain sans doute de quelque congé, j’avais cinq francs dans ma poche et j’étais aux arrêts. J’obtins de passer la journée dans la chambré de Rouillon, auprès du poêle ; cela me coûta cent sous. Rouillon devint hydropique et mourut. Il fut remplacé par un garçon appelé Saint-Martin, d’allures