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devenus fous de terreur, les autres ne pouvaient s’arracher de l’endroit où s’était engloutie leur fortune, où avait péri leur famille. Partout c’étaient des spectacles lamentables, de douloureux récits des surprises atroces, d’horribles scènes. Un homme à moitié fou regardait stupidement des chiens affamés se disputer des lambeaux de chair du corps de sa femme. On exhumait encore vivante une jeune fille qui était restée quarante heures pressée entre deux cadavres ; elle expirait dans les bras de son père, devenu fou, qui répondait à son dernier soupir par un grand éclat de rire. Une autre femme, vivante aussi, gisait au fond d’une cave, tenant son mari mort appuyé sur son sein et de son bras droit entourant sa fille morte. Plus loin un Chiote pleurait agenouillé près du cadavre de sa femme, qui était accouchée sous les décombres. Ailleurs, des groupes de femmes et d’enfans demandaient du pain, car quels que fussent les envois de vivres, ils ne suffisaient pas pour cinquante mille individus. Aux tortures de la faim venait se joindre enfin la crainte de la peste, les cadavres, qu’on n’avait pu encore dégager des ruines commençant à exhaler une terrible odeur.

Le 11 avril, à 7 heures du soir, une nouvelle secousse, accompagnée d’une détonation pareille à une décharge d’artillerie, ébranla la terre. Cette commotion qui égalait presque en violence celle du 3 avril, consomma la ruine de la ville. Toutes les maisons qui avaient été épargnées s’écroulèrent, faisant encore de nouvelles victimes.

Aujourd’hui la ville de Chio n’est plus qu’un immense amas de pierres, une nécropole où gisent cinq mille cadavres. Il n’y a pas dans la ville cinquante maisons debout, et il y aurait danger à habiter le petit nombre de celles qui n’ont pas croulé. La citadelle, le palais du gouverneur, la douane, l’évêché sont détruits. Quelques églises, quelques mosquées ont résisté, mais de larges crevasses et de profondes lézardes se creusent dans leurs murailles. Rien que pour déblayer la plaine où fut Chio, il faudra des mois de travail.

Les campagnes n’ont pas été plus épargnées que la ville. La région qui s’étend de Chio au cap Mastic a surtout beaucoup souffert. Le sol porte en maint endroit les traces de la commotion. Ici s’ouvrent des fissures, des anfractuosités ; là des éminences se sont affaissées. Toutes les villas du Kampos sont détruites. Le monastère de Neamoni s’est écroulé, ensevelissant soixante moines sous ses décombres. Quarante-deux villages sur soixante-quinze qui peuplaient l’île ont subi les terribles effets du tremblement de terre. Livadia, Kalimassia, Sklavia, où est la source d’Hélène, Armolia, le pays des poteries, et la plupart des villages à mastic sont en ruines. Nénita, qui comptait 4,000 habitans, a eu 700 morts et 300 blessés.