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la gardent, louvoient au milieu des bâtimens à l’ancre et s’approchent du vaisseau amiral. Rapide comme la flèche, le brûlot de Canaris fond sur ce navire. Canaris s’accroche à la proue, atteint le beaupré, où il se cramponne, jette les grappins dans les bossoirs. Cela fait, il redescend dans son brûlot, l’allume et saute dans sa barque. Son lieutenant, George Pépinos, qui a attaché son brûlot à la frégate du Riala-bey, le rejoint. Ils passent sous le feu des Turcs en les saluant du cri triomphal : « Victoire à la croix ! » Ces intrépides marins dédaignent maintenant de se dérober à la vue de l’ennemi : leur œuvre est accomplie, et ils ont un baril de poudre pour se faire sauter si on leur coupe la retraite. Mais les Turcs pensent plutôt à l’incendie qui menace de s’étendre à tous les navires. Le vaisseau amiral s’est embrasé en un instant. Le vent qui s’est levé soudain active l’ardeur des flammes qui gagnent le pont, les haubans, les hunes. Le navire devient fournaise. Les canons chargés partent d’eux-mêmes sous l’action de la chaleur, jetant dans la flotte la mort et l’épouvante. La flamme s’avance vers la soute aux poudres. L’amiral descend dans une yole. Un mât tombe, engloutit l’esquif, brise les reins de Kara-Ali. Des matelots le transportent à la nage jusque sur la grève, où il expire dans d’atroces souffrances après avoir vu sauter son vaisseau-amiral et brûler plusieurs de ses frégates.

Les Turcs avaient la coutume de répondre à une défaite par un massacre. Vehib-Pacha, le lendemain de la mort de l’amiral, donna l’ordre à ses soldats de traiter les villages à mastic, épargnés jusqu’alors, comme avaient été traités les autres villages et la ville. Quelques jours plus tard, il n’y restait ni un homme ni une maison. C’est avec raison qu’on dit : les massacres de Chio. Il y eut à Chio trois massacres. Le premier, où les Turcs saccagèrent la ville, dura cinq jours. Le second, où les villages du nord et du centre de l’île furent ravagés, dura quinze jours environ. Enfin le troisième, qui ruina la contrée du mastic, se prolongea pendant plus de deux semaines. Le nombre total des victimes n’est point exactement connu. Mais on peut l’évaluer, sans tomber dans les exagérations des philhellènes de 1825, à vingt mille tués et à quarante mille vendus comme esclaves. Ce qui est certain, c’est que l’île avait avant les massacres quatre-vingt-dix mille âmes et que, d’après un recensement fait le 5 juillet 1822, il n’y avait plus dans toute l’île, à cette date, que neuf cents habitans. Trente mille Chiotes avaient échappé au carnage en se réfugiant sur les vaisseaux grecs envoyés sur la côte par Miaoulis le lendemain de l’incendie de la frégate amirale turque. Ils se dispersèrent dans toutes les villes commerçantes de l’Europe. Le plus grand nombre émigra à Syra et à Trieste. — Quand on réfléchit sur ces massacres perpétrés de