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attendait ce qu’il dirait, on remarquait surtout ce qu’il avait l’art de ne pas dire, et si puissant était ce style modéré que le pouvoir impérial, si délicatement meurtri, aurait volontiers échangé ces tempéramens contre les plus violentes injures. Avant lui, dans un autre genre d’ouvrage, dans le roman et la nouvelle, un rare esprit non sans intention satirique contre le style intempérant de ses confrères, et voulant sans doute par son exemple soutenir une opinion analogue à la nôtre, abrégea tout pour que la lumière ainsi concentrée attirât plus les regards, peignit vivement sans prodiguer les couleurs, montra les choses en s’abstenant de les décrire, produisit chez le lecteur les sentimens les plus pathétiques en contenant les siens, et par cet art savant se serait placé au rang d’écrivain parfait, si en voilant tout, en cachant tout, il avait pu cacher aussi son art.

Il est des livres qui n’ont dû leur popularité et leur puissance qu’à leur modération, par exemple, les Prisons de Silvio Pellico. Plusieurs de ses compagnons d’infortune, au sortir de leur longue captivité, ont dépeint leur martyre avec l’accent le plus indigné et les plus douloureux détails ; mais leurs cris de colère et de vengeance se sont perdus dans les airs, et aujourd’hui on a même oublié leurs noms pourtant si dignes de pitié. Silvio, sans être un grand écrivain, a touché toutes les âmes en ne laissant qu’entrevoir ses souffrances ; il a irrité contre l’Autriche sa geôlière, en la ménageant, et par cette retenue magnanime il a gagné à lui-même et à son pays toutes les sympathies de l’Europe et du monde ; et quand vint l’heure de la lutte armée pour l’indépendance italienne, qui peut dire que ces sympathies furent inutiles et que ce petit livre ne fut pas de quelque poids dans la balance du destin ?

Pour ne parler que d’agrément, s’est-on déjà demandé pourquoi un public lettré et friand accourt à certaines solennités académiques, qui pourtant, comme cérémonie, ne peuvent rien offrir qui ne soit assez prévu ? Ne serait-ce pas pour jouir en une fois, fût-ce avec excès, de toutes les finesses dont on fait ailleurs si volontiers l’épargne ? Là on a le plaisir de beaucoup deviner ; on a, de plus, l’illusion de se sentir de l’esprit en comprenant celui des autres. Contre toute attente, il se trouve que le compliment n’est pas une flatterie et que le reproche est suave. On s’étonne de voir que les gracieux balancemens de la période laissent échapper autre chose que l’encens de la louange. On cherche à saisir les mots chatoyans qui font comprendre une chose à l’assemblée, une autre au récipiendaire, sourire les auditeurs aux dépens d’une victime abusée et la victime elle-même par le plaisir, d’être si bien ménagée ; car l’orateur qui exerce une sorte de magistrature littéraire est un censeur d’un genre nouveau et ressemble plutôt à un directeur