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poètes qui savent observer les convenances d’un sujet. Assurément Dante n’est pas un poète timide et il a prouvé plus d’une fois qu’il n’est pas homme à reculer devant les hardiesses de la pensée et du style. Mais commet il sait être discret quand il le faut ! qu’on se rappelle le célèbre épisode de Francesca de Rimini poignardée avec son amant par un mari jaloux. Dans le récit qu’elle fait de sa lamentable histoire, elle raconte comment, lisant un jour avec son beau-frère le roman de Lancelot, ils en vinrent dans leur lecture à la scène trop charmante où le chevalier baisa le sourire de la reine. Cet exemple nous perdit, dit-elle, et ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. Sur ces simples mots s’arrête tout le récit, et il devait s’arrêter là. Un poète moderne se serait fait un strict devoir de peindre l’ardeur de cet amour, puis la fureur de l’époux outragé, le coup de poignard et le sang répandu. Mais ici la situation demandait une extrême réserve, et Dante l’a bien senti. En effet comment cette jeune femme aurait-elle pu, sans cruelle confusion, raconter son infortune à deux hommes, deux inconnus ? Que voulez-vous d’ailleurs que fassent dans l’enfer à cette pauvre âme de Francesca les douloureux plaisirs de la vie terrestre ? que lui importent ces souvenirs et ces misères ? Ces seuls mots pudiques : Nous ne lûmes pas plus avant renferment tout son malheur, toute sa honte, tous ses regrets. Tel est l’effet de cette simple phrase qu’en la lisant on ne peut s’empêcher de s’y arrêter à loisir pour y démêler avec une admiration de plus en plus pénétrante les infinies convenances que le poète y a observées. L’inépuisable beauté de ce récit est dans ce demi-silence.

Dans la comédie surtout, il faut laisser beaucoup à deviner par la raison que la nature vulgaire des sujets risque toujours d’entraîner l’auteur au-delà des justes limites. C’est là que l’agrément consiste souvent dans la mesure et dans les sous-entendus. Le chef-d’œuvre du genre est l’Amphitryon de Molière, où, du commencement à la fin, le plaisir du spectateur est de découvrir ce que le poète a si bien voilé. Même on peut dire que tout le charme de cette comédie est dans ce voile à la fois si discret et si transparent, car l’incroyable bizarrerie de l’aventure n’aurait pas d’intérêt si nous n’avions pas la mérite de la pénétrer nous-mêmes. Mais sans insister sur cette merveille du génie, qu’on se rappelle l’heureuse et singulière adresse d’un auteur comique contemporain. Voulant faire rire aux dépens de deux jeunes filles extravagantes et de leur mère qui n’a pu que les mal élever puisqu’elle est toujours en course et en visites, il eut l’ingénieuse idée de ne pas montrer sur la scène cette mère ridicule qu’il aurait fallu rendre plus ridicule encore que ses filles, qui le sont déjà plus qu’il ne faut. On attend, toujours cette mère invisible, elle va venir, elle est venue,