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qualités techniques, qui, pour le moment, ne sont pas en cause. Voici, par exemple, un champ de bataille avec des soldats français morts ou mourans ; l’humanité, le patriotisme, d’autres sentimens encore devraient, à ce qu’il semble, retenir nos regards ; et pourtant il se peut que nous passions très vite devant ce tableau s’il n’offre qu’une scène péniblement banale et sans pensée, où notre âme reste oisive. Qu’au contraire on nous présente, comme a fait Horace Vernet, une compagnie d’assaut, encore abritée derrière un pli de terrain, mais près de s’élancer, intrépide, tranquille, l’arme au pied, la vue de ces braves qui, dans un instant, vont mourir, nous causera plus de trouble que si nous les voyions déjà renversés dans la boue et le sang. C’est que nous nous figurons la scène meurtrière qui va suivre et nous nous prenons peu à peu de pitié pour ces vivans qui, dans un moment, ne seront plus ; nous les saluons pour la dernière fois et frémissons de les voir partir. Le peintre nous a remplis de ce qu’il ne dit pas. Les sentimens que nous exprimons ici ne sont pas, comme on pourrait croire, des raffinemens de critique, ils répondent aux sentimens du public, même le moins lettré. Nous nous rappelons quel favorable accueil la foule fit aux tableaux de M. Protais, Avant et Après la bataille. Elle se groupait autour de cette double scène guerrière, où un bataillon de chasseurs à pied attend le signal de la charge, où le trompette a l’œil levé sur le commandant qui, lui-même, va lever la main pour précipiter ses hommes. Elle remarquait l’un après l’autre les principaux personnages, le conscrit ému, le vieux troupier qui, en soldat éprouvé et méthodique, rajuste sa guêtre, et on était ému du sort incertain qui leur était réservé dans un instant. Et quand, dans le tableau Après la bataille, on revoyait quelques-uns de ces soldats qui avaient laissé un souvenir, on se les montrait du doigt et les épaulettes d’argent entre les mains du sergent assis, ces reliques qui laissaient deviner le sort du commandant, frappaient plus les imaginations que ne l’eût fait un vulgaire et prévu cadavre. Tel est à peu près le caractère de tous les tableaux militaires qui, plus récemment, ont attiré l’attention du public. La Dernière Cartouche est un drame dont la catastrophe est imminente et dont l’intérêt n’est pas seulement sur le tableau, mais encore derrière la toile ; le Salut aux blessés, dans sa pensive tranquillité, vous remplit d’un nombre infini de sentimens divers ou nobles ou douloureux ; enfin, dans le Coup de canon, le peintre, comme par une sorte de gageure qui vient à l’appui de notre opinion, a eu le singulier et bien périlleux courage de ne mettre sur son tableau que des uniformes insignifians vus de. dos, et a dirigé la curiosité du spectateur, par-dessus les remparts, à quelques kilomètres de la scène, sur un point non-seulement invisible, mais inconnu ; bien