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n’a peint, et, quoique le plus grand art de peindre s’y manifeste, on sent cependant que son génie va encore au-delà de son art[1]. »

Les anciens, dans leurs écrits, aiment à signaler ces détours par lesquels un artiste donnait à comprendre ce qu’il ne voulait pas montrer et, par exemple, échappait à ce qu’une représentation trop fidèle pouvait avoir d’odieux ou de déplaisant. Ainsi, on admirait beaucoup la statue de Vulcain par un élève de Phidias, par Alcamène, qui laissait entrevoir la démarche boiteuse de ce personnage divin sous une draperie qui la déguisait, et, de cette façon, indiquait un trait distinctif du dieu en le dissimulant. Pour toute sorte de bienséances, les artistes anciens suggéraient ce qu’ils n’osaient exprimer, et, par cette discrétion même, qu’on trouverait aujourd’hui superflue, excitaient l’admiration. Un bon juge, un fils d’artiste, qui fut artiste lui-même dans sa jeunesse avant d’être un écrivain, Lucien, contemple avec un savant plaisir un tableau représentant la Mort de Clytemnestre, assassinée par son fils Oreste. Le peintre, pour atténuer l’horreur de ce meurtre sacrilège, montra, dans un coin enfoncé du tableau, la reine adultère déjà immolée, couchée sur un lit, à demi-nue, comme si elle avait été surprise au milieu de ses criminelles amours ; mais le principal sujet, sur le premier plan, c’est Oreste et Pylade, terriblement occupés à tuer Égisthe. Lucien admire l’idée du peintre, qui ne présente que le juste châtiment du complice, en éloignant des yeux le spectacle du parricide. Le châtiment seul est en action, et le parricide se devine. On jouit de la tragédie sans en éprouver trop d’horreur, et on sait gré à la délicatesse du peintre qui, non-seulement nous épargne, mais encore nous surprend par son ingénieux scrupule.

Sans remonter à l’antiquité, il est facile de voir dans nos expositions de peinture que l’attention du public se porte sur les tableaux qui joignent au mérite d’être bien peints le mérite plus rare de provoquer la pensée ou le sentiment. Les tableaux qui ne présentent que des réalités, fussent-elles tragiques, on les quitte aussitôt qu’on les a vus. Nous nous arrêtons devant ceux où, grâce à l’art du peintre, nous devenons en quelque sorte ses collaborateurs ou ses confidens et qui nous indiquent ce que nous achevons. Toute autre peinture nous lasse bientôt, même quand d’abord elle attire vivement les yeux par le mouvement de la scène et le tumulte des couleurs. Qu’on nous laisse prendre pour exemple les tableaux militaires, puisqu’ils sont de ceux auxquels tout le monde peut s’intéresser, qu’ils sont les plus connus, la gravure les ayant rendus populaires. Il ne s’agit ici que de la composition et non des

  1. Pline., Hist. nat., I. XXXV, 36.