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peintre n’a voulu montrer que l’adresse d’un minutieux pinceau, ce simple tableau charme l’esprit de ceux pour qui il a été composé et peut-être même fait battre plus d’un cœur.

Dans la grande peinture, on a souvent provoqué le sentiment sans l’exprimer, et on a recouru à des artifices dont quelques-uns sont fort connus, s’ils n’ont pas toujours été bien compris. Les anciens ont célébré à l’envi, au point d’en faire un lieu-commun oratoire, l’ingénieux moyen employé par Timanthe dans sa peinture du Sacrifice d’Iphigénie. Après avoir montré la jeune et royale victime devant l’autel, et autour d’elle Calchas triste, Ulysse plus triste encore, Ménélas consterné, après avoir épuisé sur ces visages tous les degrés de la douleur, il n’osa ou ne voulut pas peindre l’affliction paternelle et couvrit la tête d’Agamemnon d’un voile. Cet artifice a été non-seulement admiré par les critiques, depuis Cicéron, Pline, Quintilien, Valère Maxime jusqu’à Diderot, mais encore, ce qui est un plus grand honneur, il a été imité par les plus excellens peintres ; car Raphaël a jeté ce voile sur la tête de la Vierge et Poussin sur le visage d’Agrippine près du lit de Germanicus mourant. Faut-il croire que Timanthe a recouru à cet artifice par impuissance, parce qu’il désespérait de faire voir sur le visage d’Agamemnon, comme dit Voltaire, « le combat de la douleur d’un père, de l’autorité du monarque et du respect pour ses dieux, » ou doit-on penser, avec Lessing, qu’une pareille douleur ne pouvant s’exprimer que par des contractions toujours hideuses, ce voile fut comme un sacrifice que l’artiste fit à la beauté ? Selon nous, Timanthe pensait que l’effet serait plus tragique si le spectateur était livré à sa propre imagination. C’est l’avis des anciens, de Quintilien, de Valère Maxime, interprètes de l’opinion commune, qui disent l’un et l’autre presque dans les mêmes termes « que le peintre laissa à la sensibilité du spectateur le soin de se figurer cette douleur paternelle : patris fletum spectantis affectui œstimandum reliquit[1]. » Sans doute, il ne faudrait pas en peinture abuser de ces moyens qui pourraient parfois prouver que l’artiste a plus d’esprit et d’adresse évasive que de talent ; mais ici l’artifice n’est pas seulement ingénieux, il est pathétique, et, loin d’affaiblir la douloureuse gravité de la scène, il la rend plus touchante, parce que notre esprit, en soulevant lui-même le voile, se représente une affliction indicible que le pinceau n’aurait pu rendre. Il faut recueillir, ici, en passant, un jugement de Pline l’Ancien qui résume avec précision nos propres sentimens sur l’art, quand il dit au sujet de Timanthe : « Ses ouvrages donnent à entendre plus qu’il

  1. Voir Valère Maxime, I. VIII, ch. XI. — Suo cuique animo dedit œstimandum. Quintilien, II, 13.