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grand nombre, analysent les tableaux du Salon ? Font-ils simplement l’examen des mérites techniques ? Se bornent-ils à déclarer que la forme de tel objet est manquée ou qu’elle est parfaite ? Non, ils recherchent l’intention du peintre, ils dégagent son idée, son sentiment ; ils vont comme au-delà de ce qu’offre la toile. Il en a été de même dans tous les temps. Chez les anciens on développait quelquefois longuement l’idée d’un tableau, et un orateur, Dion Chrysostome, devant l’assemblée des Grecs à Olympie ; aux pieds de la célèbre statue de Jupiter, par Phidias, déroula dans un long discours toutes les intentions que le grand artiste avait enfermées dans son œuvre divine. Il y a donc dans un tableau ou dans une statue un je ne sais quoi qu’il faut chercher et qu’on cherche, et ce qu’il y a de plus touchant dans une œuvre d’art n’est pas ce qu’on y voit seulement de ses yeux, mais ce qu’on y devine ou ce qu’on y respire.

Parmi les peintres contemporains, ceux qui ont le mieux compris cette loi de l’art sont les paysagistes. Ils savent bien que les prés, les bois, les eaux, si bien représentés qu’ils soient, ne nous donneraient qu’un médiocre plaisir, le plaisir vulgaire d’une imitation exacte, si de ces eaux, de ces prés, de ces bois ne s’exhalait un sentiment que le peintre en fait sortir, on ne sait comment, car c’est là son secret. Ces sentimens peuvent être très divers. Dans tel paysage on croira sentir la force créatrice de la nature, comme dans une rêverie de panthéiste, ou comme à la lecture de Lucrèce ; dans tel autre la mélancolie des choses fugitives et périssables, ou le charme paisible des choses rustiques. Le peintre semble avoir coulé dans son tableau de la nature un peu de cette âme que Virgile reconnaissait dans la nature même : Spiritus intus alit. Même quand l’artiste ne prétend pas éveiller en nous de grandes idées morales, ne voyons-nous pas qu’il trouve mille moyens de nous faire deviner ce qu’il ne lui est pas donné de peindre ? A l’aide de couleurs, il nous fera comme percevoir le murmure de l’eau. Ce qu’il ne peut exprimer, il le suggère au spectateur. Dans cet arbre aux feuilles retournées on sent le frisson du vent, dans ce pré éclairé et brûlé par un ardent soleil bruissent d’invisibles insectes ; ici le jour est peint avec une fraîcheur si matinale qu’on entend chanter les oiseaux. Ces formes immobiles du tableau sont pour nous en mouvement, et ces couleurs, on l’a dit, font du bruit. Voyez encore par quels artifices le peintre nous fait aller au-delà de la plane surface de son tableau ; il nous ouvre à dessein des perspectives fuyantes où notre esprit s’engage et se plaît à errer, une allée sinueuse dont notre imagination achève le détour, où elle s’établit comme en une chère solitude. Il est même des