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Visiblement Condorcet manquait de sens pratique. Ce mathématicien doublé d’un philosophe calculait mal et pensait faux. Il avait une idée fixe et une passion déréglée : l’idée du perfectionnement indéfini de l’espèce, la passion de l’humanité. Il en était obsédé ; même il en déraisonnait, jusqu’à prédire le jour où la maladie serait supprimée, où la mort elle-même ne serait plus que l’effet de la destruction de plus en plus lente des forces vitales. « Sans doute, a-t-il écrit quelque part, l’homme ne deviendra pas immortel ; mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l’époque commune où, naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? » Avec une telle tournure d’esprit, Condorcet devait nécessairement tomber dans l’utopie le jour où il se mêlerait de légiférer. Cette âme sensible à l’excès n’était pas faite pour la vie publique : il n’y faut pas, d’ordinaire, tant de philanthropie.

Aussi, voyez à quelles conséquences extrêmes et néanmoins parfaitement logiques il se laisse entraîner par son idée favorite du progrès indéfini de l’espèce. Si l’homme physique est perfectible, l’homme intellectuel et moral l’est bien davantage. Naturellement bon, il faut le livrer à lui-même. Plus il sera libre, mieux, il fera son devoir. Donc point de direction ; pas de surveillance. L’état n’interviendra dans l’enseignement que comme caissier ; il paiera les yeux fermés. Le corps enseignant se recrutera et s’administrera soi-même. Quoi de plus simple ? Rien de plus simple, il est vrai, si l’on se place au point de vue et dans la donnée tout optimiste de Condorcet. Rien de plus chimérique et de plus dangereux, si vous prenez l’homme tel qu’il est avec ses défauts et ses passions.

Transportez maintenant ces doctrines de l’organisation du corps enseignant à l’enseignement lui-même et considérez-en les effets. L’erreur de Condorcet est ici plus manifeste encore. Tout à l’heure il se trompait sur l’homme et sur la nature humaine en général ; à présent, c’est sur l’enfant. Il n’en a pas la mesure exacte ; il ignore absolument les ménagemens qu’exigent de jeunes intelligences ; il traite des cerveaux de huit et dix ans comme des cerveaux faits. L’ancienne pédagogie se contentait d’enseigner dans les petites écoles la lecture, l’écriture, un peu de calcul et de catéchisme. Le programme de Condorcet comprend la lecture, l’écriture, toute l’arithmétique, les élémens de la morale, de l’histoire naturelle et de l’économie politique. Ajoutez à cela des instructions sur les principes du droit naturel, sur la constitution, sur les lois, anciennes et nouvelles, sur la culture et sur les arts d’après les découvertes les plus récentes. De religion, bien entendu, pas un mot. L’enseignement religieux sera donné « dans les temples par les ministres respectifs des différens cultes. » Et notez que ce vaste