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donnent à le penser, le spectacle politique dont nous sommes témoins n’est pas le résultat d’un accident, mais le début d’un ordre social nouveau, si nous assistons à l’avènement d’un quatrième état destiné à remplacer ce pauvre tiers-état qui se plaignait à tort de n’être rien et qui croyait si naïvement pouvoir être tout, n’y a-t-il pas un certain intérêt à rechercher dans quelles conditions vivent quelques-uns de nos nouveaux maîtres, et si, sous ce sceptre de nouvelle forme, leur condition s’aggrave ou s’améliore. Ce sont ces diverses considérations qui m’ont déterminé à entreprendre un travail dont la longueur et les tristesses ne décourageront pas, je l’espère, la patience de mes lecteurs.


I

Quel est à Paris le nombre approximatif des indigens ? Je dis approximatif, car en cette matière il n’est possible d’arriver à rien qui soit d’une précision absolue. La principale difficulté qu’on rencontre est celle de tomber d’accord sur le sens du mot indigent. Ce serait, au point de vue de la sollicitude que doit nous inspirer le sort de nos semblables, l’entendre d’une façon bien restreinte que de désigner par ce mot ceux-là seuls qui sont obligés d’avoir habituellement recours aux secours de la charité publique ou privée. Ne faut-il pas remonter à l’étymologie du mot (indigere, manquer) et considérer comme indigent celui qui manque de certaines conditions que nous regardons comme indispensables au plus modeste bien-être ; celui dont la famille est entassée dans un appartement plus ou moins obscur et malsain ; celui qui est obligé de se contenter d’une nourriture monotone, grossière et presque insuffisante ; celui qui ne peut prélever sur son gain journalier la somme nécessaire pour assurer la dignité de sa vieillesse ; celui enfin auquel un travail incessant ne permet pas de goûter ces momens de loisir qui sont indispensables au repos de l’esprit et à l’épanouissement du cœur ? Ainsi entendue (et cependant ce ne sont point là des exigences déraisonnables), l’indigence à Paris s’appelle légion, et il serait absolument chimérique de prétendre en dénombrer les bataillons. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la privation de ces conditions générales du bien-être que je viens d’énumérer paraisse difficilement supportable à ceux qui y sont habituellement condamnés, ni s’indigner trop fort de ces aspirations assez matérielles vers un état meilleur qui travaillent si fort aujourd’hui les couches de la population parisienne.

Prenons maintenant l’indigence au sens concret qu’on lui attribue généralement, c’est-à-dire comme désignant la condition de ceux