Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/816

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eût été Le plus tempérant, le plus sage et le moins nerveux des hommes, et, les sentimens qu’il avait choisis étant donnés, il reste encore impossible d’admettre qu’il pût prolonger indéfiniment sa carrière. En s’obstinant à produire, il n’aurait pu que se répéter, et se répéter dans les conditions qu’il s’était faites, c’était se préparer un rôle des plus ingrats et des plus scabreux, car il s’était inféodé cœur, âme et génie à la jeunesse, dont il est aussi puéril de continuer les sentimens dans l’âge viril qu’il est dangereux de les rechercher dans la vieillesse. Voyez-vous d’ici Musset chantant la jeunesse à tue-tête en plein âge mûr, ou se condamnant au métier équivoque du ménétrier de Bagnolet illustré par Béranger et bénissant avec le déplaisant sourire de l’impénitence caduque les péchés des nouvelles générations. Une telle idée est tellement choquante qu’elle ne se peut supporter, et cependant c’est à ce rôle que Musset serait arrivé forcément, car, quel moyen avait-il d’y échapper ? Changer d’inspiration, me répondrez-vous ; sans doute, mais pour cela, il faut supposer qu’il était capable de montre son inspiration d’accord avec les sentimens propres à d’autres âges que la jeunesse, et nous avons vu que cela est inadmissible. Je vous le demande à vous tous qui savez ses poésies par cœur, le concevez-vous chantant les ambitions et les convoitises de l’âge mûr, ou écrivant un de Senectute poétique ? Il pouvait aussi, me répondrez-vous encore, appeler à son aide la méditation et arriver, par son moyen, à un renouvellement de son génie ; mais c’eût été se condamner aux inspirations de tête, les pires de toutes, pour un poète comme lui, parce que les œuvres qu’elles enfantent sont pensées et non senties. En tout cas, il y aurait fallu un effort, et il était de ceux dont le génie repousse toute contrainte et dont la verve répugne à tout ce qui n’est pas spontané. Ces inspirations de tête, forcément laborieuses, forcément marquées de l’empreinte de la volonté, supposons-les produites cependant, croyez-vous qu’elles auraient beaucoup servi sa gloire ? Non, car elles auraient fait le plus froid et peut-être le plus maussade contraste avec les œuvres de sa saison heureuse et auraient détruit par là le caractère d’adorable unité qui les relie. Il s’était lui-même rendu compte, soyez-en sûr, de ce que nous disons ici, et la conscience de la situation délicate que lui faisait la nature de son génie, l’impuissance où il se sentait d’y échapper, furent pour beaucoup certainement, et dans ses tristesses persistantes, et dans son abdication prématurée, il n’y a donc point de regrets à avoir, car nous pouvons le considérer comme ayant accompli la tâche qui lui avait été assignée par la muse, comme ayant dît tout ce qu’elle l’avait spécialement chargé de dire. Il n’y a rien à regretter, pas même les défauts que ses amis purent lui reprocher de son vivant, car de telles natures sont forcément défectueuses. Elles ne sont en effet