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n’avait pu obtenir d’entrer, faisant ainsi avec sa plume ce que Gavarni faisait presque au même moment avec son crayon, mais avec un sérieux et une sensibilité qui sont inconnus du sceptique dessinateur. Le charmant récit d’Emmeline et le piquant libertinage des Deux Maîtresses indiquent, comme nous l’avons dit, que Musset possédait tout ce qu’il fallait pour renouveler l’ancien récit romanesque à la française, soit qu’il prit pour modèle la Princesse de Clèves, soit qu’il choisît de préférence l’Histoire amoureuse des Gaules, Le Fils du Titien enfin, la meilleure peut-être de ces six nouvelles, est comme un dernier écho de cette inspiration charmante à laquelle nous avons dû son théâtre de fantaisie et mainte poésie gracieuse.

Une de ces nouvelles mérite de nous arrêter un instant, car elle a une véritable valeur biographique : les Deux Maîtresses. On en connaît le sujet. Le cœur peut-il sincèrement porter deux amours à la fois ? — Oui, répond Alfred de Musset, pourvu qu’il y ait contraste si absolu entre les deux personnes aimées que lorsqu’on est auprès de l’une rien ne vienne rappeler l’autre, et, pour prouver la possibilité de cette double végétation du cœur, il a montré son héros partagé entre deux femmes également aimées, dont l’une est duchesse et riche et l’autre bourgeoise et pauvre. Cette nouvelle a beaucoup fait crier au paradoxe et je ne me charge pas de la défendre ; je ferai seulement remarquer, ce qu’on n’a pas encore fait, que cette situation paradoxale pour tout le monde ne l’était pas pour Alfred de Musset. Les deux maîtresses simultanées sont une fable, mais non pas les deux existences qu’elles symbolisent si bien et entre lesquelles Musset se partagea toujours également. Par ses instincts, par ses goûts, par ses relations mondaines et de famille, Musset appartint toute sa vie au monde élégant, et il lui appartint si bien que rien ne put l’en détacher, pas même les plus fâcheuses incartades, et que, lorsqu’il s’en tint par hasard temporairement éloigné, ce fut toujours volontairement. Il est des dandys de plus d’une sorte : beaucoup le sont par la situation sociale et par la fortune qui, pauvres, n’auraient jamais souffert de ne pas l’être ; mais les vrais dandys sont ceux qui le sont par nature, en dépit de toutes les conditions précaires de l’existence, et Alfred de Musset était de ceux-là. Il était né dandy comme il était né voluptueux, et de cela les yeux de quiconque l’a vu une seule fois peuvent porter témoignage, car on ne pouvait manquer d’être frappé de deux choses : la première, c’est que sa personne physique était si naturellement élégante qu’on ne pouvait le supposer avec des habits qui lui allassent mal, et la seconde, c’est que sa figure charmante, sans réelle beauté, appelait et demandait l’amour. En cette qualité de dandy né, Alfred de Musset avait fait partie de la