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dans le jardin de sa poésie.[1]. La nature lui rend encore des services, plus considérables que ces brillans cadeaux, car on peut dire qu’elle le sauve des défauts qu’il n’aurait que trop certainement sans l’assiduité de cette divine présence qui répand partant, dans son œuvre la justesse et la couleur de la vie. Elle sauve son marivaudage de la subtilité, ses caprices de la prétention, sa psychologie de la sécheresse abstraite, sa mélancolie même de la grise monotonie qui est propre à ce sentiment. Parmi les peintres en titre de la nature, en est-il beaucoup qui puissent se vanter de faveurs plus marquées et plus constantes ?

Il n’y a pas toutefois de règle sans exception, et sur un point Musset s’est montré paysagiste incomparable. Personne comme lui n’a su rendre le calme chuchotant du crépuscule et le silence sonore de la nuit. Toutes les fois qu’il les prend pour scènes de son inspiration, tous les esprits des heures paisibles, comme dit le Tasse, semblent souffler dans ses vers, soit qu’il peigne la mollesse ardente et les ombres épaisses et tièdes des nuits d’été, comme dans A quoi rêvent les jeunes filles, ou La fermentation odorante des nuits de mai, ou la transparence limpide des nuits d’automne, soit qu’il peigne la brune déesse descendant dans la rosée du soir, ou qu’à la lumière mourante d’un crépuscule lavé par l’orage il associe le sourire sympathique des premières étoiles. Rappelez-vous cet admirable fragment extrait du Saule :

Pâle étoile du soir, messagère, lointaine, etc.


et dites s’il y a dans ce Corot, si vanté comme peintre du crépuscule et des nuits lumineuses, et à certains égards si digne de l’être, quelque chose de comparable pour la justesse et la finesse des tons et la pénétrante mélancolie du sentiment. Mais cette exception confirme encore le caractère subjectif et personnel de cette poésie, car cette nature que Musset a si bien peinte est précisément celle qui se prête le mieux aux sentimens qu’il a préférés, à la rêverie, à la tristesse et aux attendrissemens de l’amour.

On ne peut cependant sans monotonie toujours vivre de soi,

  1. Je ne puis entrer dansées détails trop prolongés, et pour faire comprendre ce que nous entendons par cet art propre à Musset de continuer une métaphore, nous nous contenterons d’un seul exemple. Prenez ce passage de Rolla :
    Quinze ans ! Page céleste où l’arbre de la vie, etc.
    et voyez avec quelle aisance, quelle justesse et quelle magnificence le poète a poussé jusqu’au bout la métaphore qu’il a choisie.