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constant. Toute sa vie, le spectre de la débauche le suivit à la trace comme le barbet diabolique suit le docteur Faust, accompagnant chacun de ses pas et le forçant à marcher dans l’ombre odieuse qu’il projetait devant lui sans tenir compte de ses repentirs et de ses colères. Si ce fut à l’origine un jeu de l’évoquer imprudemment, le plaisir de ce jeu n’a été que d’un instant et a été chèrement payé. Le poète s’amuse de l’apparition, dans les Contes d’Espagne avec l’entrain de don Juan recevant la statue de pierre qu’il a conviée à souper par bravade ; mais tournez la page, et le rire a cessé. Les conséquences de cet amusement se sont révélées ; le poète s’est créé un hôte maudit qui a élu domicile à son logis et qui ne le quittera pas. Le Spectacle dans un fauteuil est plein de cette présence incommode. Avec quelle sombre et forte couleur il a peint son image et avec quelle verve éloquente il l’invective dans la Coupe et les Lèvres ! Dès qu’il l’a reconnu, son premier mouvement est de s’en défaire. Franck engage avec le spectre le duel à mort de don Paez et de don Etur, mais, moins heureux que le héros des Contes d’Espagne, il est vaincu dans la lutte. Le poète voit bien qu’il ne pourra le chasser, et dans Namouna il essaie de miser avec lui et de l’utiliser même s’il se peut au profit de l’amour, chimère qui a trouvé son expression dans l’apologie de don Juan présenté comme le chevalier sans peur d’un Saint-Graal de nouveau genre s’acharnant par le moyen de l’inconstance des sentimens à la découverte du cœur idéal dont le dieu a fait son sanctuaire. On n’aperçoit-pas ce spectre dans la comédie A quoi rêvent les jeunes filles, mais, même absent, il ne cesse de se faire redouter, et c’est encore lui qui fait l’objet des préoccupations du bon duc Laërte dans le singulier interrogatoire qu’il fait subir à son futur gendre Silvio. De même, dans les comédies et proverbes, il m’apparaît pas réellement, mais à mainte fleur qui s’est fanée sur sa tige comme piquée par un ver invisible, à mainte dévastation d’arbustes, à mainte touffe de gazon foulé, il est aisé de voir qu’il a passé par là. Enfin il a partie gagnée, et dans les ouvrages qui suivent le Spectacle dans un fauteuil, il occupe en maître toute la place.

Nous venons de voir ce qu’il est dans Rolla, et c’est encore lui qui est le génie inspirateur d’un ouvrage considérable écrit à peu près à l’époque de ce dernier poème, Lorenzaccio, vaste fresque dramatique, ou l’auteur a peint avec verve et vérité les mœurs de Florence à ces heures suprêmes d’agonie où l’indépendance nationale expire sous le pied de l’ étranger, tandis que la liberté civile râle sous la main tyrannique d’un Médicis dégénéré. Si dans Rolla ce spectre de la débauche apparaît comme le cavalier, de la mort de l’Apocalypse, dans Lorenzaccio il apparaît comme le squelette goguenardises danses macabres. A son instar, il tient la tête du