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vivons, s’est-il demandé, pour que des hommes consentent à mourir avec cette indigne ingratitude pour le présent inestimable de la vie, cette ignorante indifférence pour la source d’où elle leur est venue, et cet affreux mépris d’eux-mêmes ? Ah ! c’est que le néant qu’ils vont chercher si froidement, ils le portent déjà en eux-mêmes, c’est que leurs âmes sont vides autant que leurs cœurs sont éteints. Avait-il vraiment quelque chose à livrer à la mort, ce malheureux enfant étendu sur ce lit infâme ? Non, le cœur n’avait jamais battu, parce que l’âme n’avait jamais parlé. L’incendie auquel il a livré sa vie, l’aurait-il jamais allumé s’il eût trouvé dans les croyances de son âme un secours contre lui-même ? Et cet incendie est-il bien coupable de l’avoir allumé ? Quel autre but que le plaisir la vie pouvait-elle avoir pour un enfant sans Dieu ? Une telle mort accuse le siècle plus que cette victime volontaire, car elle n’est qu’un signe de la table rase morale que nous avons faite en nous. L’épouvante du poète est telle en présence de ce spectacle qu’il ne parvient pas à s’en délivrer ; à peine l’a-t-il exprimée qu’elle reparaît sous une nouvelle forme. Aussi souvent elle revient, aussi souvent il lui donne voix sans souci de se répéter et sans nous lasser jamais, tant son éloquence torrentueuse nous entraîne avec lui et nous remplit de ses émotions ! Écrit de verve et d’une seule haleine puissamment soutenue, ce poème fait exception dans l’œuvre de Musset par la persistance et l’ampleur de l’inspiration. Toutes les qualités du poète, jusqu’alors isolées et disséminées dans ses autres œuvres, se sont l’assemblées, condensées et fondues pour composer cette foudre au grondement ininterrompu et à l’éclair incessant. C’est bien cela, Rolla, n’est-ce pas ? Un craquement formidable éclatant comme une menace au-dessus d’une terre maudite, lugubrement enveloppée de ce chaud crépuscule dont la nature la revêt aux approches de l’orage, un jaillissement de lumière d’une implacable continuité illuminant de ses splendeurs sinistres les espaces déserts d’un ciel muet. Ce sont là des images d’Apocalypse, et c’est en effet une véritable Apocalypse que Musset a écrite dans Rolla, mais une Apocalypse plus sombre encore que celle qui porte le nom de Jean, car aucune vision d’une Jérusalem nouvelle n’y apparaît pour relever l’espérance blessée à mort par la perte du ciel ancien, et aucune voix d’en haut criant : Ecce nova facio omnia ! ne s’y fait entendre pour répondre aux appels désolés du poète.

Avec ce poème, Musset entra dans ce cortège cosmopolite des chantres de la tristesse qui ont créé par leurs œuvres le nom que l’avenir donnera à notre siècle, l’âge de la mélancolie. Il y entra de plein droit, par la force propre de son originalité, comme maître et non comme disciple à la suite de lord Byron, ainsi qu’on l’a fort