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un débris de fond de toile, et tout le monde était satisfait et sanctifié. J’ai vu un autre marchand qui avait un ingénieux stratagème pour tirer plusieurs moutures d’un seul sac. Il se faisait donner des pièces de monnaie par les pèlerins et il les lançait contre un portrait de saint George sur lequel il avait disposé une légère couche de colle : si les pièces restaient collées, c’est que le saint voulait les garder ; qui donc eût osé les lui reprendre ? Or j’ai remarqué que le saint ne manquait pas d’avidité ; par discrétion ou par un reste de pudeur, il laissait retomber quelques pièces légères ; mais toutes celles qui étaient un peu fortes demeuraient attachées à ses mains. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que les pèlerins dont l’argent était refusé par saint George partaient désolés, tandis que ceux dont les présens avaient été acceptés s’en retournaient remplis de joie. On ne saurait avoir une idée de tous les genres de commerce qui fleurissent à Jérusalem. J’ai été arrêté un jour dans une rue par un homme à figure avenante qui voulait à tout prix me faire un tatouage sur le bras pour constater que j’étais un hadji, un pèlerin, et que j’avais été à Jérusalem. Il me montrait des modèles divers ; je pouvais choisir entre la croix grecque, la croix latine, la fleur de lis, le fer de lance, l’étoile, mille autres emblèmes. L’opération ne faisait aucun mal : je ne la sentirais pas, pendant qu’on me tatouerait, je fumerais un narghilé et je prendrais du café tout en causant avec la femme et la fille de l’opérateur, lesquelles m’adressaient d’une fenêtre les signes les plus provocans. La fille, je dois le dire, était encore jeune, elle avait des yeux d’un éclat charmant, et je comprends qu’en présence du feu qui en sortait, on pût oublier la douleur d’une petite brûlure moins métaphorique. D’ailleurs les plus grands personnages s’étaient offerts à l’épreuve qu’on me proposait. Vingt certificats en faisaient foi. J’ai su résister à ces nobles exemples ; je ne me suis pas fait tatouer ; mais j’ai copié un des certificats ; il montre très clairement que le prince de Galles a été plus faible que moi et qu’il s’est laissé prendre aux beaux yeux de la fille du tatoueur. En voici le texte ; je pense que personne ne sera assez sceptique pour douter de son incontestable authenticité : « Ceci est le certificat que Francis Souwan a gravé la croix de Jérusalem sur le bras de S. A. le prince de Galles. La satisfaction que Sa Majesté a éprouvée de cette opération prouve qu’elle peut être recommandée. Signé : VANNE, courrier de la suite de S. A. le prince de Galles. Jérusalem, 2 avril 1862. » Je ne sais ce qu’a payé le prince de Galles, mais les simples mortels peuvent se procurer, pour 5 ou 10 francs, le plaisir de porter sur un bras ou sur une partie quelconque du corps, une croix de Jérusalem, une croix grecque, un fer de lance, une fleur de lis, etc. C’est vraiment pour rien.