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V. PÈLERINS, COMMERCE PIEUX, ÉTABLISSEMENS GRECS ET LATINS, CLERGÉS.

Si l’on voulait tracer une image fidèle de la physionomie morale de Jérusalem, il faudrait peindre surtout l’état mental des innombrables pèlerins qui y affluent. Les pèlerins latins sont les moins nombreux ; les pèlerins français, en particuliers, n’abondent guère. Chaque année, à la fête de Pâques, les comités catholiques de Paris organisent un pèlerinage qui ne se compose que de trente ou quarante personnes environ. Certaines facilités de voyage, des réductions de prix sur les paquebots des messageries, des avantages pécuniaires résultant de l’association encouragent quelques personnes d’une dévotion médiocre à se mêler à la pieuse caravane. Néanmoins la masse est composée de vrais pèlerins, de jeunes gens de bonne famille, de vieilles filles et d’abbés de tout âge. Le président est chargé de diriger le pèlerinage, ce qui n’est pas un soin très aisé ; car il est rare qu’un accord parfait règne dans une troupe de voyageurs, cette troupe fût-elle inspirée des sentimens les plus saints. J’ai rencontré bien souvent, dans les couvens et sur les routes de la Palestine, le pèlerinage français. Il présentait un aspect assez pittoresque. Les femmes, établies à califourchon sur leur chevaux, couvertes de ces chapeaux invraisemblables, de ces voiles extravagans dont les Européens se croient obligés de s’affubler en Orient, ressemblaient à des caricatures modernes égarées dans des paysages antiques. Les hommes n’étaient guère plus beaux. Le ramage de cette foule pieuse répondait parfaitement à son plumage. Plusieurs fois, un de mes voisins de table, dans un réfectoire franciscain, m’a raconté qu’il avait eu des apparitions, qu’il s’était entretenu directement avec Marie Alacoque ou Satan, qu’il avait vu Dieu ou le diable face à face ; ce dont j’exprimais poliment une surprise dégagée de toute incrédulité. D’autres fois, écoutant les conversations générales, j’ai appris une philosophie de l’histoire qui m’a vivement intéressé. Je ne rapporterai pas les prophéties sur l’avenir de la France révolutionnaire et athée ; on les devine sans peine. La France marche à grands pas vers la ruine. Néanmoins, elle ne périra pas aussi vite que la Turquie. J’ai entendu affirmer, à la fin d’un repas frugal où la fumée du vin n’avait pu égarer aucune tête, que la Turquie s’écroulerait d’ici à deux ans, jour pour jour. Un pèlerin en aurait trouvé l’assurance dans l’Apocalypse, un autre dans Daniel ; chacun citait le passage à l’appui de son opinion ; tout le monde semblait convaincu. Toutefois un jeune abbé à mine discrète, placé à côté de moi, me glissa dans l’oreille : « Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Il est vrai que la