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présence de ces caricatures orthodoxes, comment se croire au calvaire ? Tout près de là, sur un autel plus hideux encore, des figures de cire travestissent l’admirable scène du Stabat ou de la Compassion de la Vierge. Parmi toutes les douleurs que Marie devait éprouver, celle d’être ainsi parodiée dans son désespoir maternel n’était certainement pas une des moindres. Cette fois, ce sont les franciscains qui sont coupables. Mais les profanations des Grecs dépassent en nombre et en gravité toutes les autres. Une des moins excusables est d’avoir détruit les tombeaux de Godefroy de Bouillon et de Baudouin, les premiers rois de Jérusalem. Ils ont dispersé les cendres des deux héros, espérant effacer l’histoire au moyen d’un sacrilège. Les hommes ont toujours été victimes de pareilles illusions ; ils ont toujours cru qu’il suffisait de briser des pierres, de supprimer des inscriptions pour détruire les souvenirs qu’ils jalousaient, comme si cette rage n’était pas aussi impuissante que grossière. Il ne faut reprocher à personne en particulier la faute que tout le monde a commise à son tour. L’église du Saint-Sépulcre porte partout la trace des mutilations que les diverses communautés lui ont fait subir. Aujourd’hui un accord fondé sur les traités, un modus vivendi diplomatique, assigne à chacun sa place et sa fonction. Il y a des protocoles pour décider que les franciscains balaieront le sanctuaire de tel jour à tel jour, et les Grecs de tel autre jour à tel autre jour ; qu’ils pourront jeter les seaux d’eau de telle distance à telle distance ; qu’ils jouiront de tel autel pendant tant d’heures et à telles époques, etc. Certains droits sont enchevêtrés d’une manière étrange. Ainsi, il appartient aux Grecs d’ouvrir la porte qui donne entrée dans la cour de l’église, mais il ne leur est pas permis de la réparer ; c’est le gouvernement turc qui peut seul le faire, et s’il ne le fait pas, tant pis pour les Grecs, dont la porte et les prérogatives tomberont en morceaux ! Les offices au Saint-Sépulcre sont d’une longueur écrasante. Je me rappelle qu’enfermé dans l’église, j’ai dû subir d’un bout à l’autre la grand’messe latine de Pâques ; je n’ai jamais vu cérémonie se déroulant avec une plus majestueuse lenteur ; ce qui me surprenait surtout, c’était la quantité de roulades, de points d’orgue, de retards de toute sorte introduits dans le plain-chant et qui faisaient durer une heure le Credo ou le Gloria. Comme j’en exprimais ma surprise à un franciscain : « Vous êtes naïf, me répondit-il. Vous voyez bien que plus nous ajoutons de fioritures à nos chants, plus ils se prolongent, plus par conséquent nous gardons le Saint-Sépulcre, plus nous l’enlevons aux Grecs. Or comme les offices des Grecs sont de purs sacrilèges, Dieu nous est reconnaissant d’éloigner aussi longtemps que possible de ses lèvres le calice d’amertume. »

Si Dieu est sensible à ce genre d’attentions, il doit, en effet, se