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que le général Loris-Mélikof représentait l’esprit de réforme, et on est accoutumé en Europe à considérer le général Ignatief, son successeur, comme un panslaviste à tous crins, comme un brûlot, comme un casse-cou politique. Mais s’il faut ajouter foi aux dépêches officielles, l’Angleterre et l’Allemagne ont eu tort de s’émouvoir d’un changement qui n’a pas l’importance qu’on lui attribuait. On nous assure que le général Ignatief, ministre de l’intérieur, n’aura pas le temps de se souvenir que le traité de San-Stefano fut son œuvre ; on assure aussi qu’il y a en lui beaucoup d’étoffe, qu’il est homme à jouer tous les rôles, qu’il étonnera le monde par sa sagesse. Les tireurs d’horoscopes, embarrassés et déconfits, en sont réduits à prétendre que l’empereur Alexandre III ne sait pas lui-même ce qu’il veut faire, que tour à tour il veut ou ne veut plus, qu’il est partagé, combattu, tiraillé par des influences contraire », qu’après s’être entendu avec le comte Loris-Mélikof, il a succombé à l’empire de ses habitudes et de ses souvenirs, qu’il s’est laissé reprendre par l’ascendant qu’a toujours exercé sur lui le conseiller de sa jeunesse, M. Pobedonoszef, et qu’il lui a confié le soin de rédiger son manifeste. D’autres vont jusqu’à affirmer qu’il est en proie au plus sombre découragement, qu’enfermé derrière les portes verrouillées de son château impérial de Gatchina, il ne veut plus voir le monde qu’à travers des grilles et des barreaux. Certains journalistes allemands l’appellent déjà le prisonnier volontaire de Gatchina. Le métier de souverain est fort difficile, en ce siècle surtout ; mais les gens qui ne sont pas de la partie sont bien exigeans et souvent trop prompts, trop téméraires, trop hasardeux dans leurs décisions.

Jamais souverain n’a hérité de la couronne dans des circonstances plus tragiques que l’empereur Alexandre III, et jamais souverain n’a été à son avènement l’objet de sympathies plus vives ni plus sincères. — « Depuis la mort de Pierre le Grand, lisons-nous dans le nouvel ouvrage que vient de publier M. Eckardt, l’auteur présumé de la Société de Saint-Pétersbourg, aucun des fils de la maison de Holstein-Gottorp-Romanof n’a apporté sur le trône une si grande somme de qualités morales et un plus grand trésor d’expériences que l’empereur Alexandre III, âgé aujourd’hui de trente-six ans. A l’énergie de son grand-père le jeune monarque joint les sentimens humains de son père ; ce qui a pu manquer à l’éducation de sa jeunesse, il l’a appris à l’école du monde. L’estime qu’il s’est attirée par une vie privée sans reproche est un avantage qu’il a sur tous ses devanciers ; il n’est redevable qu’à lui-même du sérieux dont sa conduite fait foi, de même que des talens qu’il a déployés comme chef d’armée et de la conscience dont il a fait preuve comme administrateur. Ayant grandi dans un temps d’ébranlemens redoutables, où l’on faisait brèche de toutes parts à l’ordre de choses établi, Alexandre Alexandrovich a été admis