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« — Je suis heureuse de ce « naturellement » qui vient du cœur, reprit Barbara Severance. Les femmes du monde n’ont pas toujours les mêmes vues que nous.

« — Je ne vais pas beaucoup dans le monde, mais je ne vois point quelle objection on pourrait vous faire.

« — Nous n’admettons, dit Barbara Severance, aucune différence entre l’homme et la femme. Pour ma part du moins, je n’en admets aucune, et je nie que la nature nous autorise à le faire. Je vois mon amie Sara Crossley secouer la tête. Je sais que ce n’est pas son sentiment. Elle croit que l’homme est un animal inférieur, imparfait ou incomplet, destiné, avec le temps, à disparaître. Or je n’admets pas que la nature produise des imperfections.

« — Permettez-moi un mot à ce sujet, Barbara, dit une autre dame qui parlait d’une voix douce et monotone. Je nie absolument l’existence de la nature. Qu’est-ce que la nature selon vous ?

« — La nature est un gaz, s’écria une jeune fille qui était toute petite avec des yeux ronds.

« — La nature, dit alors Claudia, me semble être un mouvement. Il est bien entendu que je parle par métaphore pour me faire comprendre. Le mouvement de l’imparfait pour arriver au parfait, voilà ma définition de la nature.

« — Ne feriez-vous pas mieux de l’appeler une tendance ? demanda doucement une autre dame élégante et svelte.

« — Ce serait peut-être, en effet, une manière plus claire d’exprimer l’idée que vous et moi nous avons dans l’esprit, répondit Claudia. J’accepte avec plaisir votre correction, Sophie.

« — Ce n’est pas une correction, Claudia, reprit la dame à la voix douce. Je ne me permettrais pas de reprendre Claudia Lemuel. Je connais trop bien pour cela ma position intellectuelle. Il me semble seulement que d’après vous la nature serait une tendance plutôt qu’un mouvement.

« Gabrielle ne s’aperçut pas que ses idées sur les rapports de l’homme avec ce qui l’environne fussent très éclaircies par la supposition qui faisait de la nature une tendance plutôt qu’une force ; mais il était évident que ce compromis écartait toute difficulté pour les belles philosophes réunies autour d’elle, et elle fut bien aise de voir l’accord s’établir si vite sur la question.

« — Il ne nous reste rien de mieux à faire, dit alors Tune des dames, que de demander à Claudia ce qu’elle pense au sujet de la nature considérée comme tendance. »

La dissertation de Claudia Lemuel ne jette pas beaucoup de lumière dans l’esprit de Gabrielle, qui se retire assez désappointée. En regardant par la portière de son coupé, elle voit aux mains d’un