Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/634

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« — Oh ! ce n’est pas cela. Ce détail m’est indifférent. C’est le métier que je hais et que je planterai là. Je ne suis pas fait pour cela. Mère, sommes-nous à un moment où un homme avec des sentimens, une âme et des aspirations qui n’en finissent pas, soit réduit à couper les cheveux aux gens ?

« — Mais, Nat, reprit la mère alarmée devant ces indices de rébellion, il faut bien que quelqu’un le fasse.

« — S’en charge qui voudra ; assez d’imbéciles ne sont bons qu’à cela. Mère, votre fils est né pour quelque chose de mieux. Nous vivons dans un grand siècle, mère.

« — Oui, mon ami.

« — Un siècle de progrès et de science. Le vieux monde a pris feu, mère, s’écria Nat avec ardeur, empruntant à Carlyle quelques mots qui s’étaient profondément imprimés dans sa mémoire.

« — Bonté du ciel ! murmura Mrs Cramp.

« — Un nouvel ordre de choses approche, et le sacerdoce de la grandeur va réclamer son tour. Qu’est-ce que les rangs et les classes en comparaison de l’immensité ? Le credo du monde nouveau, c’est l’évolution et la fraternité de l’homme. »

L’égalité, ou du moins un état social où tout le monde sera gentleman, voilà le rêve de Nathaniel Cramp. Pour en hâter la réalisation non moins que pour satisfaire sa vanité, il s’est joint aux fidèles qui sont en train de fonder la religion de l’avenir. L’église de l’avenir est encore dans la période de l’enfance, et déjà le schisme la menace. Quelques-uns de ses membres estiment que, pour en faire partie, il faut commencer par rejeter tous les articles de foi des anciennes églises, tandis que les autres veulent qu’elle tende les bras à tout le monde. Après tout, disent ces derniers, un homme qui a le malheur de croire à la vie future ne doit pas, par cela même, être mis à la porte, d’autant plus que ce n’est pas toujours sa faute. Il peut avoir été mal élevé, et puis il n’est pas impossible qu’il se repente. C’est sur cette question que la congrégation se divisera probablement. En attendant, le culte se célèbre tous les dimanches dans une petite salle, occupée pendant la semaine par une école de danse. L’auditoire se compose d’ouvriers et de femmes âgées, et les sermons ont généralement pour objet de vouer à l’exécration toutes les institutions politiques ou religieuses qui existent. Mais ici encore l’égalité n’est qu’un vain mot. La salle se vide quand le pauvre Cramp lit péniblement son manuscrit à la tribune, alors qu’une simple jeune fille a su passionner ses auditeurs en leur exposant sa foi profonde dans le bonheur qu’on éprouve quand on est débarrassé de toute espèce de foi, et en leur exposant le dogme principal de l’église de l’avenir, qui consiste à n’en plus avoir d’aucune sorte. Ce n’est pas tout encore. La