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services au seul roi qui reste en Europe, à Charles VII d’Espagne. Ne lui parlez plus de l’armée anglaise depuis qu’elle est commandée par des décrotteurs devenus officiers à la suite d’un examen ridicule. Ne lui parlez même pas de Londres, où la société se compose aujourd’hui de maîtres d’école libres penseurs et de jeunes femmes radicales, où l’on court le risque, quand on entre chez le coiffeur, d’avoir les cheveux coupés par un volontaire de six pieds et à l’apparence martiale, qui, tout en faisant sa besogne, vous parle de Darwin et de l’évolution. On s’exilerait à moins, il faut en convenir, mais les idées voyagent si vite que le capitaine Cameron pourrait bien les retrouver sous une autre forme la première fois qu’il confiera sa tête aux barbiers espagnols.

Quant au malencontreux perruquier évolutionniste entrevu par le chevalier errant, il joue un rôle considérable dans le joli roman qui porte le titre un peu prétentieux de Dear Lady Dindain. Il y représente les ambitions sociales des classes inférieures avec ce qu’elles ont de pernicieux lorsqu’elles fermentent dans un esprit sans équilibre. Nathaniel Cramp est le fils d’une, pauvre veuve qui s’est donné beaucoup de mal pour faire de lui l’apprenti du « professeur de coiffure » Carpetts. Rien ne l’empêcherait de s’établir un jour à son propre compte, si ce n’était que les livres et les conférences lui ont tourné la tête. Son intelligence a pris une nourriture qu’elle ne pouvait supporter, et Tennyson, Darwin, Carlyle et Stuart Mill, en se mélangeant dans sa cervelle, y ont mis, au lieu de vraie science ou de vraie poésie, le dégoût de son métier. Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut, sous son uniforme vert foncé die volontaire, aller à la parade dans Hyde Park. Alors seulement, oubliant ses viles occupations, il se sent héroïque et vraiment homme. Aussi n’a-t-il qu’un désir, qui est de quitter son patron et sa boutique.

« — Mère, dit-il un jour à la veuve, ne vous y trompez pas : je ne prendrai jamais cet état.

« — Vraiment, Nat ? Bonté divine ! pourquoi pas, mon chéri ?

« — Parce que ce n’est pas là un état convenable quand on a conscience d’être un homme, l’ai bien pu m’y résigner pour quelque temps, mais pas pour toujours. Vivons-nous donc à une époque où un homme, — un homme ! — doive employer son existence à coiffer les têtes d’un tas de femmes ?

« — Sont-elles, bien ennuyeuses, cher Nat, bien difficile à contenter, et tout ce qui s’ensuit ?

« — Qui donc, mère ?

« — Les dames, celles qui viennent se faire arranger les cheveux. Il ne faut pas y faire attention, Nat ; vous savez, elles sont toutes les mêmes.