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enchantement de la jeunesse, et Alfred de Musset, en sa qualité de poète, la lui a faite avec large mesure. Il y a dans Namouna un emportement de rêverie véritablement effréné ; mais cet emportement est doublé d’une puissance plastique merveilleuse, et ces chimères que suit le poète aussi loin qu’elles veulent aller ne gardent rien des brouillards du rêve et se condensent sous le feu de son imagination en visions lumineuses. Tel est en particulier le caractère de ce fameux portrait de don Juan, qui a tant fait disputer sur sa moralité. Moral ou immoral, voyez-y d’abord et avant tout un de ces contes de fées auxquels se complaisent les jeunes âmes qui ne peuvent se distraire de la pensée de l’amour et qui épuisent dans leurs rêves toutes les combinaisons du réel et du chimérique pour en tirer l’image d’une destinée entièrement vouée à ce sentiment brillant et envié.

La signification de ce portrait de don Juan est trop connue pour que nous y revenions après tant d’autres ; ce qu’on n’a pas assez remarqué, c’est la place qu’il occupe dans la composition du poème et la manière dont il éclaire la pensée générale de l’auteur. « L’insaisissable unité se rassemble ici comme dans un éclair et tombe magiquement sur ce visage ; voilà l’objet de l’idolâtrie, » écrivait ici même Sainte-Beuve, à propos de ce portrait, au lendemain du Spectacle dans un fauteuil. Le jugement est très fin, il n’est cependant pas entièrement exact. Le désordre du poème n’est qu’apparent, et l’unité, pour en être habilement cachée, n’est pas pour cela insaisissable. Ces digressions et ces boutades ont un lien secret, mais ce lien, ce n’est pas dans le portrait de don Juan qu’il faut le chercher, c’est dans un sentiment très analogue à celui que nous venons d’analyser dans la Coupe et les Lèvres, c’est-à-dire cette épouvante mêlée d’irritation qui s’empare de tout jeune homme la première fois qu’il se heurte contre quelqu’une de ces imperfections de la nature humaine qui soumettent l’amour aux tristes conditions de la terre. Songez un peu à tout ce que ce désenchantement a de lugubre, et vous comprendrez les imprécations et les blasphèmes de Namouna. Le jeune homme sentait en lui une force d’expansion qui allait mettre dans sa vie l’infini et l’éternité ; les ailes de son désir relevaient au-dessus de la terre, il était semblable à un dieu, mais à un dieu que sa puissance met à l’abri de l’orgueil et qui trouve dans une immense capacité de tendresse la délivrance de toute étroite personnalité. Et voilà que tout à coup quelque misère de la nature est venue lui révéler que l’égoïsme est la loi de la vie. Cette âme dans laquelle il aspirait à s’oublier lui a opposé un mur de glace qu’il n’a pu forcer, ou s’est dérobée par le mensonge, ou l’a brusquement assailli par la