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en voyait faire aux sycophantes de sa génération. Il a donc usé rarement de ce don, mais toutes les fois qu’il y a eu recours, il a fait œuvre de maître. Relisez pour vous en convaincre les très amusantes et très spirituelles lettres des deux habitans de la Ferté-sous-Jouarre qu’il publia ici même sous le pseudonyme, inventé par Stendhal, de Dupuis et Cotonnet. Relisez surtout la célèbre pièce sur la Paresse et le dialogue de Dupont et Durand, admirable résumé par anticipation de toutes les folies de la bohème parisienne depuis cinquante ans ; je ne parle que pour mémoire de certaines revues politiques publiées en 1831 et 1832 dans le Temps, où son ami Prosper Chalas l’avait invité à entrer, le talent satirique qui s’y révèle étant trop mêlé d’inexpérience juvénile. On nous répondra encore, il est vrai, que c’est sur d’autres dos qu’il aurait dû frapper, mais enfin comme frapper sur un dos quel qu’il soit n’est pas précisément se tenir hors des querelles, on ne peut pas dire qu’Alfred de Musset les ait fuies. Ces satires ont une couleur d’ordinaire fort conservatrice, mais des opinions conservatrices ne sont pas non plus une preuve qu’on s’est désintéressé des questions de son temps, ou bien il faudrait conclure qu’Aristophane n’a pas droit au titre de poète politique. Quant à ceux qui, prenant au pied de la lettre quelques vers de la préface de la Coupe et les Lèvres, accusent son patriotisme de somnolence, il suffit de leur rappeler que cette somnolence avait des réveils d’une vivacité singulière, témoin cette célèbre petite chanson du Rhin allemand écrite en 1840 en réponse aux strophes de Becker ; elle n’a pas eu malheureusement une fortune égale à son mérite et n’a pas été pour nos armes une seconde Marseillaise ; mais ce n’est en rien la faute du poète.

Alfred de Musset avait donc les opinions de son temps ; seulement, — et c’est là ce qui fait son originalité, sa gloire, et ce qui l’a soulevé si haut par momens, — il a eu la sincérité d’avouer que ces opinions ne lui suffisaient pas, qu’elles ne parvenaient à remplir ni son âme, ni son cœur. Souffrir par le fait de son temps, est-ce donc s’en détacher ? C’est une manière de représenter son siècle, j’imagine, que d’en exprimer les douleurs et les tourmens, et celle là n’est peut-être ni la plus facile, ni la plus vulgaire, car il y faut un vrai poète, c’est-à-dire une nature si exceptionnellement rare que toutes les autres, si brillantes qu’elles soient, paraissent en comparaison aussi communes que l’étaient les palets d’or dans le pays d’Eldorado lorsque Cacambo le visita. Le génie poétique de Musset le contraignit à ce rôle douloureux ; que ceux qui ont eu le bonheur de pouvoir être plus satisfaits de leur temps lui soient indulgens.