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réalisé de grands progrès et soutenu victorieusement la lutte jusqu’à ces trois dernières années, quoiqu’elle fût abandonnée à ses propres forces, pendant que toutes les faveurs étaient pour d’autres.

Ce régime et ce libre contrat sont corrects et conformes aux règles strictes de la science économique et de la justice distributive. Les saines lois de la division du travail, de la répartition proportionnelle des charges et des profits y sont de tous points respectées.

Jusqu’à ces derniers temps, le propriétaire tirait de sa propriété un intérêt de 2 1/2 pour 100, tandis que le fermier locataire, qui a toute la peine, touchait un intérêt de 10 à 18 pour 100 de son capital personnel, selon qu’il réussissait plus ou moins. D’où il résulte que le fermier empruntait à 2 1/2 ou 3 pour 100 au propriétaire, et bénéficiait à 15 pour 100.

Ces chiffres paraîtront peut-être extrêmes ; on ne devrait pourtant pas les taxer d’exagération. Car en supputant les droits de succession et les frais d’entretien des bâtimens ruraux, c’est tout au plus si, les terres rapportent 2 1/2 pour 100 à leurs possesseurs. Quant aux bénéfices des fermiers, eux-mêmes, à l’un des comices agricoles de Seine-et-Marne, ont admis et célébré récemment cet intérêt de 18 pour 100 tiré de leurs fonds d’exploitation, que dans son Cours d’économie rurale, M. Lecouteux porte à 15 pour 100 comme taux normal[1].

L’écart est donc évidemment très considérable entre les bénéfices du fermier et ceux du propriétaire. Ne nous en plaignons pas, au contraire ; mais il est bon d’établir la vérité de la situation. La combinaison était libérale, lucrative, et tout en faveur de l’exploitant ; malheureusement la situation a été profondément modifiée au détriment général.

Dans quelle autre industrie pourrait-on trouver à emprunter à 2 1/2 pour 100 de la main gauche et à bénéficier à 15 ou 18 pour 100 de la main droite, et cela sans aucun risque pour l’emprunteur de voir s’évanouir le capital emprunté qu’il faudra rendre ? Car, outre l’avantage d’être à la fois un capital et un instrument direct de production, la terre louée a encore celui de la sécurité. L’industriel qui emprunte un million ou. 100,000 francs de capital est exposé à voir disparaître ce million ou ces 100,000 francs si les affaires tournent mal ; comment les rendre sans ruine ou ne pas les rendre sans déshonneur ? Au contraire, le fermier, s’il ne réussit pas, est toujours sûr de conserver intacts le sol et les bâtimens,

  1. Intérêt de 15 pour 100, Cours d’économie rurale, par E. Lecouteux, tome II, page 105. — 18 pour 100, pages 386 et 389 (Masny). — La ferme de Lens (Decrombecque) produit 40 hectolitres de blé à l’hectare, ibid., page 392.