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a consacré le souvenir des nuits du théâtre des Variétés. La descente de la Courtille était alors de rigueur ; il eût été malséant d’y manquer, et les rouleurs de barrière s’y côtoyaient, s’y gourmaient avec les jeunes gens qui représentaient le type de l’élégance et du bon ton. La perruque enlevée, le travestissement rejeté au fond d’une armoire, on redevenait un homme de bonne compagnie, mais pendant quelques jours et surtout pendant quelques nuits, on avait obéi à la mode en se montrant un vrai « badouillard ; » c’était le mot consacré, je prie le lecteur de me le pardonner.

C’était surtout pendant les jours gras, le dimanche et le mardi, que l’on pouvait apprécier jusqu’où allait cette frénésie de plaisir et de bruit ; la gaîté sortait des lieux clos et en plein jour descendait dans la rue, où elle faisait rage. Les témoins des lugubres carnavals d’aujourd’hui ne peuvent se figurer ce que fut le carnaval parisien de 1831 à 1835. La danse de Saint-Guy semblait s’être emparée de la population tout entière. Les voitures chargées de masques marchaient lentement à la file sur les boulevards, de la Bastille à la Madeleine, dans les Champs-Elysées, dans ladite Saint-Honoré, autour de la place Vendôme. On n’entendait que des cris et les rauquemens de la corne à bouquin. Au coin des rues, des marchands ambulans vendaient à grand renfort de clameurs le Catéchisme poissard, ou l’Art de s’engueuler sans se fâcher. Lorsque deux voitures, arrêtées par un embarras, se trouvaient côte à côte, il fallait se boucher les oreilles, car les paroles que l’on échangeait auraient même fait rougir le Cinésias d’Aristophane.

Ai-je besoin de dire que ces jours de carnaval étaient des jours de fête pour Louis de Cormenin et pour moi ? On nous conduisait chez M. Jollois, membre de l’Institut, qui avait fait partie de l’expédition d’Égypte et qui alors demeurait au coin de la rue Louis-le-Grand et du boulevard. Nous nous pressions contre la balustrade de la fenêtre ouverte, et nous regardions, battant des mains, riant de plaisir lorsque de belles bandes de masques passaient sous nos yeux. Gavarni n’avait pas encore rajeuni les costumes du carnaval, et de tanneur Levêque, qui fut si célébré sous le nom de Chicard, n’avait point apporté non plus dans les travestissemens cette sorte d’apparence philosophique à laquelle il excellait. Il n’apparut guère que vers 1837 ou 1838 aux bals de la Renaissance, où il montra le casque dont l’acteur Marty s’était coiffé pour jouer le Solitaire dans le drame fameux du vicomte d’Arlincourt. A l’heure dont je parle, on en était toujours aux vieux déguisement « rococos » dont nos grands-pères s’étaient revêtus ; au temps de leur jeunesse. Les personnages de la comédie italienne étaient représentés par des pierrots, des polichinelles, des arlequins, des colombines et des cassandres ;