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Bourbon, espéraient que le régime parlementaire amènerait nécessairement les améliorations progressives auxquelles tous les peuples ont droit. J’en eus alors une preuve que je ne compris que bien longtemps après.

C’était vers la fin de l’année 1829, pendant ce dur hiver qui fit tant de malheureux à Paris ; mes oncles, qui alors étaient fort jeunes, avaient amené un de leurs amis à dîner. Cet ami était France de Caen, fils du général de Caen, qui était, je ne sais comme, allié de ma famille et que Napoléon Ier avait secrètement chargé d’opérer dans les Indes anglaises une descente armée dont le projet seul fut préparé. Pendant le dîner, on parla de Béranger, qui avait été récemment condamné à quelques mois de prison et à 10,000 francs d’amende pour avoir attaqué « le trône et l’autel. » France de Caen avait mystérieusement tiré un papier de sa poche et avait dit : « J’ai du nouveau. » On lui avait fait signe de se taire en lui montrant de l’œil les domestiques qui servaient. Lorsque le repas fut terminé et que l’on fut réuni autour du feu dans le salon de ma grand’mère, un de mes oncles sortit, revint bientôt, ferma la porte à clé et dit : « Les gens dînent ; il n’y a rien à craindre. » France de Caen raconta qu’il avait deux chansons manuscrites de Béranger que nul ne connaissait encore. C’était une bonne fortune de les avoir, c’était un péril de les colporter. Il chanta. Je me les rappelle, ces deux chansons ; l’une était le Vieux Caporal, l’autre le 14 Juillet. Mes oncles reprenaient le refrain en chœur ; au dernier couplet de l’une d’elles, on me poussa violemment : « A genoux ! petit, c’est un chant sacré. » Je me laissai faire sans résistance. Tout le monde était ému. La voix de France tremblait ; on levait les bras vers le ciel, comme si cette pauvre poésie eût sonné l’heure de la délivrance. Où donc était l’oppression ? On se grisait au rythme cadencé ; je me sentais comme soulevé sans savoir pourquoi. Le plus étrange, c’est que, sauf France de Caen, qui était partisan du régime impérial, ma mère, ma grand’mère et mes oncles étaient légitimistes par tradition de famille et par conviction.

Je me souviens qu’après avoir remis les chansons dans sa poche, France de Caen hocha la tête et dit : « Ça ne peut plus durer longtemps, nous ferons revenir le roi de Rome. » Chacun se récria et la conversation devint une discussion bruyante et confuse. On était très animé, et malgré la vivacité des ripostes, France maintenait son opinion avec une fermeté très déférente, mais invincible. J’étais accroupi sur le tapis devant la cheminée, appuyé contre un des chambranles et presque caché par le fauteuil de ma grand’mère. Celle-ci, impatientée, me saisit par la tête et s’écria : « Cet enfant aura des cheveux blancs et peut mourir centenaire avant d’avoir vu une nouvelle révolution ! » — Hélas ! cet enfant n’est pas encore