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point-n-à vous. » Cela me parut admirable, et j’adoptai immédiatement la règle de la pénultième. Lorsque l’on m’adressait des observations sur ma façon de parler et que, pour me faine honte, on m’appelait « petit paysan, » je répondais : « C’est que vous ignorez la règle de la pénultième. » Je n’en voulus démordre ; de guerre lasse. On me laissa dire. Quatre ans plus tard, le collège me corrigea. J’avais appliqué la fameuse règle en disant à un maître d’étude : « Ce canif n’est point-n’à moi. » J’eus à copier deux cents fois de suite : « Ce canif n’est point-t’à moi. « Cela modifia mes idées, et je compris qu’îl était sage d’envoyer la règle de la pénultième rejoindre les vieilles lunes.

Ma famille possédait alors, dans la vallée de Montmorency, le château de Cerney, qui, depuis, a été démoli par la bande noire, et une assez vaste maison de plaisance à Villeneuve-Saint-Georges. Je n’ai conservé qu’un très vague souvenir de Cerney, mais je me rappelle encore assez nettement la maison de Villeneuve-Saint-Georges avec sa longue terrasse ombragée de tilleuls qui dominait une route bordée par la rivière d’Yères. Parfois on nous y conduisait, Louis et moi, passer le dimanche, et lorsque venait la belle saison, nous y restions souvent plusieurs semaines. Pendant l’un de ces déplacemens qui étaient pour nous une cause de joie folle, nous assistâmes à un spectacle que, grâce au progrès des mœurs, les générations actuelles ne verront jamais et qui me laissa une impression si profonde, que toute trace n’en est encore pas effacée. Nous revenions en voiture découverte d’une promenade à Mongeron, lorsqu’au moment d’entrer à Villeneuve-Saint-Georges, nous aperçûmes un étrange cortège qui s’avançait vers nous, précédé par des gendarmes à cheval, le sabre au poing et le tricorne en bataille. Le cocher arrêta les chevaux et se tournant vers ma mère, il lui dit : « Madame, c’est la chaîne ! » Instinctivement, ma mère me serra contre elle ; on rangea la voiture de façon à laisser toute place libre sur la route, et nous vîmes défiler la sinistre bande. Je regardais de tous mes yeux, comme l’on dit, et avec une impression de malaise indéfinissable, car en réalité je ne savais guère ce que je voyais. La chaîne était-elle nombreuse ? Je ne saurais le dire ; il me semble qu’elle était composée d’une foule ; mais les souvenirs d’enfance sont bien menteurs et s’exagèrent d’eux-mêmes en vieillissant ; là où nous croyons retrouver un lac, nous voyons une mare, et la forêt, restée immense dans notre mémoire, n’est le plus souvent qu’un maigre quinconce.

Des hommes sans cravates, coiffés de bonnets de laine, vêtus d’une veste et d’un pantalon gris marchaient sur deux lignes parallèles, rattachés tous par une chaîne partant de leur cou à une