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M. Albin se piquait de beau langage ; il comparait volontiers les femmes à des fleurs et à des papillons ; il savait en outre que la grâce des mouvemens ajoute au charme du débit, et il répétait infailliblement les mêmes gestes qui nous semblaient l’indispensable accompagnement de son récit. Il plantait d’abord son peigne dans ses cheveux, rabattait lentement sa manchette, levait les bras vers le ciel, laissait tomber sa tête entre ses mains, puis, découvrant enfin son visage, où l’effroi et la douleur se peignaient dans des proportions habilement pondérées, il nous disait : « Ah ! messieurs, quels souvenirs vous réveillez dans mon âme ! C’était mon ami, ce charcutier, dont je ne vous dirai pas le nom de famille, car, peut-être encore aujourd’hui, il y aurait péril à le révéler ; je vous dirais seulement qu’il s’appelait Joseph ; du reste, il est retiré des affaires ; Dieu a béni ses efforts, il a fait fortune, aujourd’hui il habite une jolie propriété dans son pays natal et il y vit heureux si le remords de l’acte qu’il a commis ne vient point troubler son sommeil. » Ici M. Albin faisait une pause et semblait se recueillir, pendant que nous étions haletans en attendant la fin de l’histoire, dont chaque mot nous était connu. « Messieurs, c’était en 1815, au fort de l’hiver. Les alliés occupaient Paris ; leurs bandes parcourraient nos rues ; Dieu vous épargne un pareil spectacle ! J’avais fermé mon magasin, et je dormais depuis longtemps, lorsque j’entendis heurter aux volets ; les coups étaient précipités, et, comme si l’on eût crié à voix basse, on disait : — Albin ! Albin ! — Je me levai, je battis le briquet ; il était deux heures à ma montre ; j’entrebâillai ma porte avec précaution et je dis : — Qui est là ? — On répondit : — C’est moi, Joseph, ouvre vite ; je suis perdu ! — Joseph se précipita dans le magasin, s’affaissa sur une chaise et dit : — Je n’ai plus qu’à me pendre ! — Je l’interrogeai, il se mit à sangloter ; je ne comprenais rien à ce qui se passait. Ah ! messieurs, quel moment ! » Louis et moi, nous nous pressions l’un contre l’autre et nous répétions : « Quel moment ! quel moment ! »

« Je lui fis respirer de l’eau de Cologne, reprenait M. Albin ; il sembla revenir à lui, et me serrant les mains dans les siennes, il me dit : « Albin, toi seul peux me sauver ; j’ai voulu venger la France vendue par des traîtres, ça a été comme une folie, et voilà que je suis un meurtrier. Écoute ! j’avais envoyé coucher mes garçons qui, deux fois dans la journée, avaient été à l’abattoir de Villejuif, il était à peu près onze heures du soir, je lavais ma boutique de la rue des Petits-Champs, lorsque deux cosaques se sont arrêtés devant moi et, dans un baragouin incompréhensible, m’ont demandé à manger. J’ai refusé, j’ai voulu les renvoyer ; ils m’ont bousculé, sont entrés de force, se sont assis et ont pris des saucissons. J’ai regardé dans la rue, les boutiques étaient closes ; il n’y avait que