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nous enlever ce livre qui nous causait de si grands émois. Un jour il nous fut pris et enfermé dans une armoire dont on retira la clé, Louis, qui était d’une nature douce et facilement résignée, regardait l’armoire avec tristesse et ne disait mot. L’esprit de révolte était entré en moi, et je trouvais injuste de nous retirer un livre que l’on nous avait donné. A l’aide d’un marteau que je manœuvrai comme un levier, secondé par Louis, armé de la barre du foyer ; nous parvînmes à ouvrir l’armoire, qui n’était qu’un vieux placard disjoint et fermant mal. Bien vite nous reprîmes notre lecture et nos larmes. Nous étions si fort occupés à nous désoler que nous n’entendîmes pas venir ma mère, qui nous surprit. Ce fut terrible. On prononça le mot de vol avec effraction, et nous reçûmes chacun une de ces corrections sérieuses que, dans ce temps-là, on appelait des fessées royales. Nous étions exaspérés ; nous nous deemandions ce que faisaient les bons génies pendant que l’on nous traitait de la sorte, et si, comme Rousseau, nous ne nous écriâmes pas : Carnifex ! c’est que nous ne savions pas le latin.

Nous avions parfois des jours ou, pour mieux dire, des soirs de fête ; c’était lorsque nos mères allaient au bal. Les voir en robe courte de satin, les épaules nues où battait un collier de perles, les cheveux ornés d’une couronne de fleurs d’or, nous semblait un mince régal ; mais, à cette époque, les femmes portaient des coiffures « à la girafe, » coiffures si élevées, si extravagantes, que, pour n’en point détruire l’échafaudage, on était parfois obligé de s’asseoir entre les banquettes des voitures, coiffures savantes et compliquées, où les coques, les bandeaux, les tresses, les boucles s’enchevêtraient dans d’inconcevables combinaisons et qui exigeaient la main d’un praticien habile. Le coiffeur à la mode était alors M. Albin, qui demeurait rue Castiglione, et ne se gênait guère pour faire attendre ses clientes. Dès que M. Albin, frisé à l’enfant, souriant avec condescendance, la manche légèrement retroussée, faisant les trois saluts d’usage, entrait dans l’appartement, le cœur nous battait ; nous restions silencieux, ne le quittant pas du regard, ayant peur qu’il n’eût hâte de partir, trouvant qu’il était bien lent à édifier ses coiffures, car nous espérions lui faire raconter, pour la vingtième fois peut-être, l’aventure dont le récit nous faisait frissonner. Lorsqu’il avait donné le dernier poli à la boucle allongée qui devait pendre sur la nuque, lorsqu’il avait suffisamment fait bouffer la double coque qui s’épanouissait au sommet de la tête, il se reculait un peu, contemplait son œuvre pendant quelques secondes et murmurait à demi-voix : « Ça, c’est d’un artiste ! » Nous nous poussions du coude pour nous enhardir, et l’un de nous disait : « Monsieur Albin, contez-nous l’histoire du charcutier ! «