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Les pères de l’église économique contemporaine seraient-ils infaillibles ? Voici Bastiat qui, dans ses Sophismes économiques, tome Ier, page 208 et suivantes, demande un droit fiscal de 5 pour 100 sur toute marchandise entrant ou sortant, y compris le blé et les matières premières ! On affirme que Michel Chevalier avait demandé la démonétisation de l’or avant de demander celle de l’argent ! Du reste, comme réformateur, il n’était pas tendre au pauvre monde. D’après lui, le gouvernement, en mettant hors de cours une monnaie qu’il a fabriquée, a le droit de ne pas la rembourser. Que le gouvernement français mette hors de cours toutes les pièces de 5 francs, disait-il ; ceux qui les possèdent devront les rendre comme métal brut. Leurs pertes seront formidables, mais tant pis pour eux[1] !

Son école serait volontiers presque aussi rigoureuse pour l’agriculture.

Lorsque Bastiat s’attendrit, dans sa pieuse théorie de l’harmonie des intérêts, il se montre par trop idéologue et bénisseur, car on ne voit guère en ce monde que des intérêts opposés, et en tous cas, s’il existe une harmonie abstraite et scientifique entre les intérêts, on ne peut que constater l’antagonisme concret et la concurrence pratique et permanente entre les intéressés. Or les intéressés sont la réalité et la vie.

Michel Chevalier nous a souvent parlé du crime de la restauration, qui avait laissé établir les droits sur les blés d’après l’échelle mobile. Ce pouvait être une mauvaise mesure, mais ce n’était nullement un crime. Les Anglais faisaient de même alors, et c’est à eux que nous en avons emprunté l’exemple. Du reste, l’administration financière et économique de la restauration est remarquable pour son temps, qui n’était pas le nôtre ; les résultats heureux sont là pour l’attester. Mais dès qu’on aborde certaines questions et certains souvenirs, il semble qu’il soit de tradition de tout exagérer et de faire montre d’hostilité systématique. On voit alors des contemporains éminens et éclairés qui, pour passionner le débat, consentent à plaider la féodalité, comme de petits avocats de province évoquent le spectre fort noirci de l’ancien régime dans des procès d’indemnité pour quelques dégâts de lapins. Mais non, personne n’est criminel dans toute cette interminable affaire de douanes et de tarifs. Il s’y rencontre des intérêts de premier ordre et des nécessités opposées qui s’entre-choquent naturellement. Les difficultés réelles sont déjà assez graves sans qu’on envenime la querelle

  1. Voyez dans la Revue du 1er avril 1876, le passage repris par M. Cernuschi dans son Bimétallisme à 15 1/2 nécessaire, etc., page 21.