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qui comme Protée prend toutes les formes et qu’on présente tour à tour selon les besoins de la cause sous les aspects les plus divers et les plus contradictoires.

Voyez, dit-on aux uns, la preuve nouvelle de notre richesse ; tous les vieux pays sont riches, et plus ils sont vieux plus ils s’enrichissent (ce qui entre parenthèses nous paraît le comble de l’art de vieillir). Plus ils sont riches, phis ils importent, et s’ils importent plus qu’ils n’exportent, c’est le gage d’une fortune que le monde nous envie. Si ce résumé est exact, l’argumentation paraîtra tenir un peu du cercle vicieux. Puis, chantant une autre antienne, la même école de publicistes vient de la même plume dire aux autres : La France, malgré tout, exporte plus qu’elle n’importe ; le relevé des douanes, en dépit de leurs fausses évaluations, le prouve sans réplique. La situation est excellente et s’améliore ; la France possède 30 milliards placés à l’étranger, son portefeuille grossit, les impôts indirects augmentent, la bourse monte, l’isthme de Suez va rapporter 15 pour 100. Nous ne disons pas non, répondent les gens de campagne abasourdis ; mais, sans reproche, tous ces milliards sont à votre compte, non au nôtre, et ne nous avancent guère ; nous restons pauvres et accablés en face de vos richesses et de vos allégresses triomphantes. Un peu de ces capitaux confiés à nos laborieux efforts nous ferait grand bien et rapporterait gros.

Mais on répond aussitôt aux ruraux par quelque tableau d’ensemble dans le genre de celui-ci. L’industrie française gagne 5 milliards, l’agriculture perd 1 milliard[1], bénéfice net pour le pays, 4 milliards, comment osez-vous faire entendre des plaintes attristantes ? Tirez une moyenne, et d’ailleurs il faut prendre les grandes questions de haut. L’agriculture trouve en effet qu’on le prend de trop haut.

Toutes les faveurs du reste sont réservées pour la catégorie rivale ; jamais aucune pour les ruraux. Lors du récent emprunt de 1 milliard, chacun a pu déposer tous ses titres de valeurs mobilières en nantissement, à l’exclusion des titres de propriété, d’académie, de noblesse, ou de fermage, lesquels assurément en valent bien d’autres comme garantie et solidité. Sans cette exclusion, l’emprunt aurait pu être souscrit trente fois au lieu de quinze, et la bonne aubaine répartie sur tout le monde.

Quoi qu’il en soit, les contradictions signalées plus haut ébranlent sensiblement le principe opposé à l’antique balance du commerce, contre laquelle on lance le célèbre argument de Bastiat.

  1. L’agriculture anglaise a perdu, 3 ou 4 milliards en trois saisons, d’après le rapport de M. Leng.