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d’Europe. Il est vrai qu’avec leur fougue ordinaire, les Américains ayant dépassé le but, il en est résulté, en même temps que par d’autres causes, une crise dont ils ont beaucoup souffert, mais dont ils se relèvent brillamment, grâce surtout à l’immense supériorité de leurs exportations alimentaires sur leurs importations industrielles, supériorité si fructueuse pour les particuliers et le trésor public. Du reste, les Américains suivent la tradition et les exemples concluans. Ils font aujourd’hui ce qu’ont fait les Anglais depuis Cromwell jusque vers le milieu du siècle présent, c’est-à-dire qu’ils appliquent la protection à outrance jusqu’à ce qu’ils soient devenus à leur tour les plus forts en matière d’industrie, comme ils le sont déjà pour les productions agricoles.

L’ex-président des États-Unis, le général Grant lui-même, l’a bien dit catégoriquement aux Anglais : « Dans cent ans, nous serons plus libre-échangistes que vous. »

Avant ce temps, croyons-nous, les Américains deviendront plus libre-échangistes que n’importe qui, et alors, par un singulier retour des choses d’ici-bas, l’Angleterre sera forcée peut-être de redevenir protectionniste pour ménager la cruelle transition qui s’imposera sans doute à elle ; car il se peut que sa supériorité commerciale et industrielle ancienne se change en infériorité le jour où les Américains auront trouvé le moyen économique de transformer chez eux leurs propres cotons en tissus, comme de fondre et de forger eux-mêmes leurs fers, leurs aciers et leurs cuivres, et lorsqu’ils créeront sur place ces mille produits dont la mécanique moderne simplifie et multiplie la fabrication à l’infini, depuis la moindre montre jusqu’aux plus gigantesques machines à vapeur de terre et de mer.

Ce qui retarde cet événement probable, c’est la cherté de la main-d’œuvre aux États-Unis ; mais comme cette cherté a pour premier effet d’attirer les émigrans, chaque année ne la verra-t-elle pas diminuer ? Puis apparaissent les Chinois, dont le travail acharné et consciencieux dépasse en bon marché tout ce que l’on peut imaginer, à ce point de créer une préoccupation grave, la question jaune aux États-Unis, à peine délivrés de la question noire de l’esclavage. Il y a du reste un côté ironique dans cette question chinoise. ; nous aurons fait de longs efforts, des guerres sanglantes au Céleste-Empire pour pénétrer sur son sol malgré lui, et voici, dit-on, que les Chinois sont partout en train d’envahir peu à peu le monde et de menacer nos travailleurs de la plus redoutable concurrence. De sorte que l’avenir plus ou moins lointain ne laisse pas d’être assez sombre pour les Européens en présence de cette concurrence inévitable et multiple dans la lutte par la réduction