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son couvent de Wittemberg, pendant que le pape épicurien Léon X assiste masqué à un souper de cardinaux, où l’on sacrifie très sérieusement des colombes à la déesse Vénus sur un autel de marbre rose ; le siècle où Benvenuto Cellini assassinait ses ennemis au coin d’une rue pendant qu’Angelico de Fiesole peignait à genoux ses têtes de Christ dans son cloître ; le siècle de l’étrangleur et empoisonneur César Borgia et du justicier Michel-Ange ; le siècle du panthéiste Giordano Bruno et du déiste Galilée : ce siècle avait en réalité deux âmes et deux pensées. Il n’avait pas entièrement oublié l’évangile, l’enfer et le ciel de Dante, la grande révélation de la vie spirituelle qui lui venait du christianisme à travers la tradition de l’église ; mais il se rappelait aussi la fascinante image de cette antiquité que le christianisme et la barbarie avaient presque détruite et dont l’Italie n’avait jamais complètement perdu le souvenir. Et maintenant cette antiquité, cette Grèce toujours jeune comme la joie, revenait, conduite par Homère et par Platon, par Phidias et par Praxitèle, et elle disait à ces hommes éblouis sous leurs armures de sa fière nudité : Voyez ! on ne me tuera pas, car je suis immortelle !

Or voici ce qui advint. Beaucoup d’hommes et parmi les plus doués voyaient un de ces deux mondes et ne voyaient pas l’autre. On était ou païen ou chrétien. Les génies supérieurs, les voyans et les créateurs du siècle furent seuls condamnés à les voir tous deux à la fois, que dis-je ? à les porter en eux-mêmes comme la femme de la Bible qui sent deux enfans ennemis lutter dans son propre sein. Léonard, Michel-Ange, Raphaël et le Corrège furent tous les quatre de ces grands visionnaires qu’un génie implacable force à contempler les choses éternelles sous la surface changeante du monde. Aucun des quatre n’a résolu le rude problème, la grande contradiction qui constitue le fond même de la vie de l’humanité. Mais la manière dont chacun d’eux l’a tenté nous donne la clé de son œuvre.

Léonard était un esprit trop complet pour ne pas comprendre l’infinie grandeur morale du christianisme et de la personne de Jésus ; il l’a prouvé dans la Cène de Milan. Mais le rôle de ce vrai père de l’art moderne fut de tourner le dos à la tradition hiératique et de rétablir l’art sur la base de la science. Regardez aux Uflizi son portrait peint par lui-même, cette tête de grand seigneur et d’alchimiste qui ressort lumineuse sur un fond noir avec sa chevelure élégante, sa fine barbe d’or et son œil de magicien. Que regarde-t-il, cet œil pénétrant et fascinateur ? Un sphinx puissant, étrange, multiforme et multicolore : la nature. Il essaie de le déchiffrer, il l’étudie dans la plante, dans l’animal, dans le corps humain. Aussi ses peintures sont-elles les plus étrangement vivantes