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oiseaux de proie enhardis par la solitude tournaient sur les places publiques. Au milieu de la ville frappée d’horreur, un homme tranquille traversait tous les matins les rues muettes pour gagner le dôme. C’était le Corrège qui allait à son travail. » À cette époque, il perdit subitement sa femme Jéromine, la madone rayonnante de son foyer. Comment supporta-t-il ce coup ? On n’en sait rien. La grandeur de sa douleur peut se mesurer à la fidélité de son amour. Mais il était sans doute de ces natures qui se manifestent d’autant moins qu’elles sentent plus vivement, pour lesquelles la perte d’un être chéri devient une union plus profonde avec lui et qui trouvent dans la souffrance un surcroît d’enthousiasme. « Ce qui est certain, c’est qu’il continua de travailler avec la même ardeur à son chef-d’œuvre et qu’il peignit peu après le groupe de la Vierge emportée par les anges. Peut-être faut-il voir dans ce visage noyé d’un bonheur surhumain et dans ce regard ! , qui est comme embrasé par la splendeur des vérités éternelles, le dernier adieu d’Allegri à la seule femme qu’il aima. Que cette peinture soit ou non le dernier mot de son amour, elle est le dernier mot de son génie ; plus que toute autre elle rayonne de cette émotion sublime qui est la consécration suprême des œuvres d’art. »

Le peintre eut-il du moins la consolation de voir sa coupole appréciée comme elle le méritait ? Lorsqu’elle fut terminée, il fit entrer les bénédictins dans l’église. La toile fut enlevée et le chef-d’œuvre parut au grand jour. C’est alors qu’un fabricien, qui se croyait bon connaisseur et ne voyait dans la coupole qu’un enchevêtrement de figures et de jambes, s’écria : « Cela ressemble à un plat de grenouilles. » Si Michel-Ange eût été à la place du Corrège, il eût répondu à cette platitude par une verte insolence ou par un propos caustique. Allegri se contenta d’un sourire dédaigneux, mais que dut-il éprouver ? Dix ans après, le Titien, passant par Parme, alla visiter le dôme. Les moines, toujours persuadés que le Corrège les avait volés, demandèrent au grand peintre de Venise si leur coupole valait les 1,200 ducats en or qu’elle leur avait coûtés. « Renversez-la, remplissez d’or, et elle ne sera pas encore payée ! » répondit le Titien. Belle réparation en vérité ! Mais elle venait trop tard pour Allegri ; car à ce moment il était mort.


IV

Allegri passa les dernières années de sa vie (de 1528 à 1535) dans son bourg, où le retenaient ses affections de famille et l’amitié des seigneurs de Corrège. Il peignit alors ses plus beaux tableaux à l’huile : sa Léda, sa Danaé, son Io, sa Madeleine. Ces dernières œuvres ont une saveur exquise, une merveilleuse intensité de