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Aussi peut-on dire de cette œuvre : C’est ici que finit la peinture et que commencent la musique et la poésie.

La figure principale, la Vierge, n’a rien du type traditionnel, rien de la passivité qu’on retrouve même dans les madones de Titien, de Michel-Ange et de Léonard. Ce caractère de conscience et de vertu active qui marque le Christ du Corrège brille aussi au front de sa Vierge. C’est la femme dans la plénitude de ses pouvoirs, mais aussi de sa noblesse. Dans son regard, dans son expression, éclatent à la fois les sentimens de la fille, de l’amante et de la mère, mais tous ces amours se sont comme épurés et fondus en un seul : l’amour du beau, du vrai et du divin. L’auteur de la Vie du Corrège a trouvé de belles paroles pour exprimer l’admiration que lui inspire ce type et pour le définir : « Nous n’y rencontrons pas seulement la bonté et la beauté, la douceur et la modestie, mais cet éclair de l’âme qui sait, qui sent et qui veut le bien, qui en jouit d’un libre essor, en fait son bonheur par élection. Force active, conscience profonde, âme rayonnante, voilà ce qui distingue la Vierge du Corrège comme son Christ, et la met au-dessus des autres. La madone Sixtine de Raphaël, avec ses grands beaux yeux étonnés et indifférens, n’est qu’une froide idole à côté des effluves de celle-ci, qui a la conscience de la vie et qui donne le bonheur qu’elle ressent. Une telle âme seule a la force de transfigurer son entourage, de créer autour d’elle un monde nouveau. » Et de fait dans les groupes qui l’entourent et qu’elle entraîne, on croit voir une Grèce spiritualisée ou un christianisme réconcilié avec le monde des sens. Il y a une folie dionysiaque dans ces anges, et pourtant ils ont toute la fleur de la pureté. Dans toute la coupole circule et retentit une joie triomphante, une ivresse divine.

Revenons à l’artiste. Sa vie s’était écoulée jusqu’à ce moment comme un beau jour sans nuage. Entouré de visions paisibles, heureux dans son intérieur, indifférent aux hommes, il n’avait guère connu la contradiction aiguë entre la réalité et l’idéal, entre la politique et l’art, qui déchira l’âme de Michel-Ange et qui imprime une marque tragique à la destinée des grands créateurs. Mais pendant qu’il achevait son chef-d’œuvre, le malheur devait l’atteindre. Il avait déjà vu les rigueurs d’un siège en peignant les fresques de Saint-Jean. Le pape avait investi la ville, et des projectiles étaient tombés jusque dans l’église où travaillait Allegri ; il s’était réfugié dans son bourg. Plus tard, pendant qu’il travaillait à la cathédrale, vinrent la famine, la maladie, la peste. « Les campagnes se dépeuplaient, les champs restaient incultes. Un air lourd et malsain planait sur la ville et enveloppait ses habitans comme d’un linceul funèbre. Des chiens sans maîtres erraient dans les rues désertes, des