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vie les fascine ; elles se laissent aller au sombre charme de la mort comme à l’attraction d’un étang profond et immobile dont la surface « ’irise de mille couleurs. Jéromine se croyait si sûre de sa fin qu’elle avait fait un testament par lequel elle léguait toute sa fortune à ses oncles. Un hasard heureux lui fit alors rencontrer le Corrège, et il paraît qu’elle aperçut dans les yeux d’Allegri un rayon de vie qu’elle n’avait pas trouvé ailleurs, car dès ce jour elle se ranima ; la fleur à demi fermée se redressa sur sa tige et se rouvrit au soleil de l’amour. Était-ce l’amour seulement qui avait eu le pouvoir de la ranimer ? N’était-ce pas aussi ce foyer de lumière et de joie divine qui rayonnait dans l’âme du jeune maître et qui répandait sur son visage une clarté douce comme la flamme d’une lampe d’albâtre ? il ne doutait pas, lui ! « Le doute, dit son biographe, est le fait des âmes faibles qui n’aiment qu’à demi et vivent dans la crainte éternelle d’une déception. Les grandes âmes croient en elles-mêmes ; leur foi se communique aux autres par sa seule radiation. »

Heureux Allegri ! en songeant à ce ravissant intérieur, égayé de quatre beaux enfans, on comprend mieux encore que le peintre ait pu signer gaîment et fièrement ses toiles du nom de Lieto ! Seul parmi les grands artistes de l’Italie, il connut l’amour dans le mariage et le bonheur dans l’amour. — Léonard vécut en sphinx indéchiffrable, et s’il aima quelqu’un, ce fut cet autre sphinx, l’Eve mondaine, maîtresse du cœur par la science et par le péché, la femme cruelle et savoureuse qu’il a peinte sous les traits de Mona Lisa, celle qu’on ne possède jamais parce que son âme ne se livre pas et qui attire toujours parce qu’elle demeure un éternel mystère comme l’onde changeante. — Raphaël éprouva pour la Fornarina une passion charnelle, pendant que son cœur se consumait dans la soif de l’idéal, et si, comme deux sonnets de lui le font croire, une belle inconnue lui fit sentir la flèche du grand Erôs, il ne but que furtivement à la coupe enchantée où l’âme et les sens mêlent leurs ivresses. — Quant à Michel-Ange, sa jeunesse dut connaître l’âpre désir que respirent son Bacchus et ses Léda ; dans son âge mûr, il aima d’une flamme platonique la noble Vittoria Colonna ; dans sa vieillesse austère, il finit par condamner tout amour qui avait pour objet une chose corporelle. — André del Sarto aima éperdument sa femme, mais on sait ce qu’il dut souffrir par cette belle infidèle aux cheveux d’or et aux yeux bleus perfides qu’on admire aux Uffizi de Florence. — Le Titien fut un bon vivant libertin. — Le Tintoret peignit deux fois sa maîtresse ; dans les premiers temps de leurs amours, il la mit au Paradis ; mais lorsqu’elle l’eut trahi pour un autre, il la mit dans son Enfer. Pauvre Tintoret ! la force de son amour se mesure à ce second portrait ; car c’est là surtout qu’elle est belle ! — Le