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premiers essais qu’on a conservés représentent, le premier un muletier, l’autre une madone. Ils accusent un naturalisme naïf, s’il est permis de se servir à propos de ce noble peintre d’un mot dont les Calibans d’aujourd’hui abusent si lourdement. On peut suivre le développement de Raphaël en nommant les maîtres ou les modèles qu’il rappelle en les transformant : Pérugin, Masaccio, Michel-Ange ; jusqu’à ce qu’enfin il arrive à la pleine liberté et à la maîtrise. Il n’en est point ainsi d’Allegri ; impossible de distinguer dans ses œuvres un autre maître que la nature et son sentiment personnel. Ses premiers tableaux ont déjà cette poésie d’expression, cette étincelle qui jaillit d’un cœur ému au contact de la vie et que l’art seul peut transmettre. Un de ses tableaux de jeunesse, qui représentait le Mariage mystique de sainte Catherine et dont il fit cadeau à sa sœur, produisit un tel effet dans le pays que trois jeunes filles prirent le voile après l’avoir vu. Il faut donc supposer à son talent l’originalité et la plénitude, la spontanéité et l’ingénuité native qui durent constituer aussi les traits essentiels de son caractère.

Michel-Ange, Léonard, Raphaël eurent pour se nourrir les ressources de Rome et de Florence. Allegri ne sortit jamais de sa province lombarde et n’alla même pas à Milan. Il fallut cependant une révélation pour lui faire comprendre le grand art. Une secousse violente lui donna le sentiment de ce dont il était capable. Elle lui vint à Mantoue. Le comte Manfredi, qui déjà avait distingué et protégeait le jeune peintre, l’emmena dans cette ville pendant un séjour qu’il y fit pour fuir la peste. Les marquis de Gonzague avaient doté Mantoue de beaux monumens et de vastes musées. Isabelle d’Este y avait ajouté une riche collection de statues, d’excellens tableaux, de camées et de médailles antiques. Enfin Mantegna, peintre hors ligne, si remarquable par ses raccourcis, avait orné le palais ducal de belles fresques. Allegri, lorsqu’il vint à Mantoue, avait dix-sept ans. On peut se figurer son saisissement devant ces merveilles, devant ces statues antiques qui le regardaient pour la première fois. Il vit frémir le marbre et palpiter la toile. C’est là qu’une foule de formes ravissantes dut se presser dans son cerveau, qu’un essaim de corps aux chairs diaphanes dut ondoyer sur la toile frissonnante de son imagination dans un fleuve de chaude lumière, et mille regards vivans, qui cherchaient le sien, river sur place son être immobile et charme. C’est là qu’il dut s’écrier : Voilà le mariage de la vie et de l’idéal. Et moi aussi je porte en moi tout un monde, et moi aussi je suis peintre ! Anch’ io son pittore[1] !

  1. Ce mot est rapporté par Vasari. On ne peut guère se fier à ce qu’il dit d’Allegri. Mais cette exclamation a un caractère si corrégien, elle s’accorde si bien avec sa signature de Lieto, que nous la croyons authentique.