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force michelangesque à la grâce corrégienne, en face de cette femme rayonnante emportée au ciel par un tourbillon de corps ravissons comme par une symphonie de lumière, on reconnaît en Corrège l’égal des plus grands maîtres. Si Florence et Rome sont l’Athènes et le Delphes de la renaissance, Parme pourrait bien être une sorte d’Eleusis qui nous en révèle la doctrine secrète et la pensée intime.

Voilà ce que plus d’un voyageur a pu se dire après une courte visite à Parme. Et s’il a senti quelque chose d’approchant, il se sera sans doute écrié : « Comment se fait-il que cette œuvre soit si peu connue, tandis que les commentaires et les livres abondent sur les toiles de Michel-Ange ou de Raphaël ? » On a écrit des poèmes en prose et en vers sur la chapelle Sixtine ; pourquoi les coupoles de Parme, ces poèmes vivans, sont-elles à peine nommées ? Comment se fait-il aussi que nous sachions si peu que rien de ce maître incomparable, que nous n’ayons de lui ni une lettre, ni un détail, ni un trait authentique ?

Jusqu’ici, toutes ces questions sont restées sans réponse. Car Vasari, qui n’a jamais mis le pied à Parme, n’a rapporté sur Allegri que des contes de nourrice. Quant à Pungileoni, il a bien rassemblé des faits et des dates dans sa précieuse et diffuse compilation[1], mais il n’a pas su tirer de toute cette poussière la figure vivante du maître. Il faut avouer que, jusqu’à ce jour, la vie du Corrège est demeurée une énigme, et l’ensemble de son œuvre un livre inexpliqué, quoique ouvert à tous. Cependant Antonio Allegri vient enfin de trouver un interprète qui a su pénétrer dans les arcanes de sa vie et de son œuvre. Cet interprète est une Grecque qui s’est éprise pour le maître d’un enthousiasme ardent et profond.

  1. Pungileoni, Memorie istoriche de Antonio Allegri ; Parma, 1817. — Mentionnons également le livre de M. Julius Meyer : Correggio, Leipzig, 1871. — M. Meyer a signalé les erreurs grossières de Vasari au sujet du Corrège et remarqué la supériorité d’Allegri dans les qualités techniques qui le distinguent : clair-obscur, modelé, art unique du raccourci. — Mais le peintre de Parme ne revit pas plus dans son livre que dans celui de Pungileoni. Ce qui restait à faire, c’était, d’une part, de donner un contour et une physionomie à un personnage qui n’a vécu jusqu’ici qu’à l’état d’ombre dans la mémoire des hommes. Mme Mignaty nous semble y avoir réussi par un travail très compliqué de combinaison et de divination. En se pénétrant de l’esprit des œuvres, en rapprochant les faits et les dates, elle s’est formé une idée parlante de l’homme et de l’artiste. A l’aide des chroniques de Parme, du père Affo, de l’abbé Lanzi, elle a fait revivre l’entourage du maître, c’est-à-dire la comtesse de Corrège, Véronica Gambara, l’abbesse Jeanne du couvent de Saint-Paul, ainsi que la femme du peintre, la charmante Jéromine Merlini. Enfin, rassemblant ces rayons épars sur un seul point, elle a fait jaillir la figure du maître des ténèbres où il se cachait. — Ajoutons que, dans l’ouvrage qui a servi de base à cette rapide étude, le côté poétique et philosophique de l’œuvre du Corrège a été pour la première fois saisi et apprécié. Si, comme il arrive toujours en pareil cas, l’écrivain prête parfois au peintre ses propres idées, on peut affirmer qu’il ne se trompe jamais sur le sentiment inspirateur de l’artiste.